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Migreurop |  UE/Turquie: enfermer les migrants, réprimer les mouvements, bombarder le Kurdistan

Les ambitions de l’Union européenne sont claires: éviter que les migrants n’arrivent sur le sol européen, et pour cela payer le prix qu’il faudra. Celles de la Turquie également: disposer d’une marge de manœuvre plus large pour mettre en place librement la politique qu’elle entend mener. Au milieu se trouvent des centaines de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants.

Article publié le 1er décembre 2015 sur le blog de Migreurop hébergé sur le site de Mediapart. Cliquez ici pour lire l’article sur le site de Mediapart.

Depuis le début de cette crise des politiques migratoires européennes camouflée en «crise des réfugiés», les institutions de l’Union européenne et ses États membres, ainsi que les pays tiers concernés (notamment les pays des Balkans) n’ont de cesse de tenir des discours à l’opposé des actions effectivement mises en place pour répondre à cette «crise» (éviter d’accueillir, ou alors en petit nombre, et externaliser soit dans les pays frontières soit hors de l’UE). Ainsi Federica Mogherini,  haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, déclarait-elle le 15 septembre dernier «Si nous refoulons les réfugiés, quel message envoyons-nous au monde?».

Ainsi la Turquie – qui a accueilli plus de 2.2 millions de personnes venant principalement de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan – affirmait-elle fin septembre, par la voix du premier ministre Ahmet Davutoğlu, le refus catégorique de toute installation sur son sol, souhaitée par l’UE, de camps d’accueil et d’enregistrement des migrants. Et d’ajouter: «L’installation de ces centres est inhumaine et inacceptable». Dans le même temps elle proposait la création d’une zone de sécurité tout au long de la frontière turco-syrienne afin d’y accueillir les réfugiés syriens, dont elle organiserait l’installation tout en demandant à l’UE d’en assurer le financement.

Les véritables intentions des autorités turques vont cependant se dévoiler rapidement. Sous l’insistance de plus en plus pressante de l’UE, notamment de l’Allemagne et de la France, un premier sommet a lieu les 5 et 6 octobre à Bruxelles, lors duquel les termes d’un accord ont été mis sur la table: la Turquie devrait s’engager à prendre les mesures nécessaires pour la mise en place d’un système de gestion des migrations, faciliter le séjour et l’intégration des réfugiés au sein de la société turque et accélérer les procédures de réadmission des migrants «n’ayant pas besoin d’une protection internationale» interceptés par les autorités roumaines, grecques ou bulgares. Il a également été question que la Turquie accepte la création d’un «hotspot» sur son territoire, et que soient organisées des opérations conjointes entre les corps de gardes-frontières grecs et turcs, aux frontières maritime comme terrestre.

La Turquie n’a pas manqué de présenter de son côté sa liste de revendications: le versement de trois milliards d’euros en vue du financement des mesures demandées par l’UE; l’exemption de l’obligation de visas «Schengen» pour les nationaux turcs; l’ouverture de cinq chapitres du processus d’adhésion en cours; la tenue de sommets réguliers réunissant des chefs d’États et de gouvernements afin d’accélérer les négociations en vue de cette adhésion; enfin, l’inscription de la Turquie dans la liste commune des pays considérés comme «pays d’origine sûrs».

L’occasion semble ainsi trop bonne pour la Turquie, qui s’empresse de la saisir pour revenir sur des demandes adressées depuis longtemps à ses partenaires européens sans rencontrer d’écho… C’est le cas de sa demande de libéralisation des visas, dont l’UE n’avait voulu envisager, au mieux, que la facilitation, ne bénéficiant qu’à certaines catégories de personnes, et non l’exemption. C’est le cas bien sûr de la demande d’adhésion à l’UE, dont on peut rappeler qu’elle ne date pas d’hier; en effet, c’est dès septembre 1959 que la Turquie avait déposé sa demande, laquelle avait abouti à  un accord d’association conclu en septembre 1963, puis, seulement en octobre 2005, à l’ouverture officielle des négociations.

Nouvelle revendication, l’inscription de la Turquie sur la liste des «pays d’origine sûrs» aura pour conséquence que les demandes d’asile déposées par les nationaux turcs – des Kurdes par exemple – ne seront examinées au mieux que dans le cadre de procédures en urgence, avec le défaut de garanties que cela implique.

L’enjeu pour la Turquie de ce «donnant – donnant» est à comprendre en termes de politique intérieure: l’appel de plus en plus insistant de l’UE et de ses États membres est intervenu à quelques semaines des élections législatives, fixées au 1er novembre. Malgré la répression connue de tous exercée par les autorités à l’égard des partis d’opposition, des journaux, et de la minorité kurde, aucune voix discordante ne s’est fait entendre avant cette échéance, à l’exception notable de l’euro-députée allemande Ska Keller (vice-présidente du groupe Verts/ALE au PE) dans une intervention le 7 octobre au Parlement après la visite d’Erdogan à Bruxelles.

On peut remarquer au passage que le rapport de la Commission européenne sur les principaux résultats de la Turquie en 2015 en vue de son adhésion à l’UE n’a été rendu public que le 10 novembre, alors qu’il était prêt bien avant l’échéance électorale du 1er novembre. Dans ce rapport, la Commission fait part de ses inquiétudes sur la dégradation de la situation politique interne. Elle conclut à une détérioration en matière de respect des droits fondamentaux, passant en particulier par des lacunes importantes en matière de liberté d’expression et de réunion. Elle souligne que «le règlement de la question kurde, après des avancées positives, est actuellement dans une impasse».

«Bilan globalement négatif du respect de la loi et des droits fondamentaux» et «manques significatifs», on retrouve là les euphémismes habituels de la novlangue européenne pour qualifier assassinats, fraude électorale, corruption, répression, presse et magistrature muselées, bombardements et couvre-feu au Kurdistan…

L’«État profond», ce réseau au cœur de l’appareil d’État, ultra-nationaliste, pan-turquiste et anti-kurde s’appuyant sur la mafia, a toujours été là. Certes, en usant d’un discours anti-militariste et de tribunaux hautement médiatisés, l’AKP a contribué au démantèlement de la machine militaire turque et a mis en marche en 2009 le processus de paix avec les Kurdes.  En dépit de ces mesures, nécessaires à la démocratisation de la Turquie, le manque de transparence et les abus de pouvoir ont toujours été présents dans les actions de l’AKP qui, plutôt que de démanteler l’état profond, l’a réorganisé pour mieux s’en servir. Malgré de nombreuses régressions, les négociations de paix et le cessez-le-feu ont continué. Mais la répression s’est accrue depuis les événements de Gezi en 2013, les scandales de corruption les 17-25 janvier 2013, les manifestations en soutien de Kobane (Kurdistan syrien) les 6 et 7 octobre 2014, les campagnes des législatives de juin 2015 et d’octobre 2015.   Pendant cette période, les arrestations et les attaques militaires se sont multipliées en toute impunité. Les attentats de Diyarbakir le 5 juin (2 morts), de Suruç le 20 juillet (33 morts), d’Ankara le 10 octobre (102 morts), attribués à l’EI mais non revendiqués par le groupe, n’ont pas été élucidés, et l’AKP a empêché la création de commissions d’enquête. C’est l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement turc est régulièrement accusé de collaborer avec l’EI ou de faciliter ses activités sur son territoire. Le Kurdistan est aujourd’hui à nouveau en état de siège, arbitrairement établi par recours à l’état d’urgence, ou d’interdictions de sortir, des villes entières sont bombardées et soumises au couvre-feu (Cizre en septembre, maintenant Silvan, Silopi et la quasi-totalité de la région); à Silvan, ville dont la population est en écrasante majorité kurde, les policiers, avant de se retirer, ont tagué sur les murs: «Si tu es Turc, sois fier. Sinon, obéis».

Depuis les élections du 1er novembre, des journalistes sont mis à pied, des magistrats en attente de jugement, plusieurs médias passent sous le contrôle d’administrateurs judiciaires proches de l’AKP, les rassemblements sont brutalement réprimés, les élu.e.s du HDP menacé.e.s, Tahir Elçi, bâtonnier de Diyarbakir, exécuté, les assassinats par des groupes para-militaires – parfois infiltrés par la police – sont tolérés, voire encouragés. Les «mères du samedi» manifestent, comme en Argentine, pour savoir ce que sont devenu.e.s les disparu.e.s, tandis que l’aviation turque bombarde les cimetières kurdes. La Fondation turque des droits de l’homme rapporte qu’entre l’élection du 7 juin et le 9 novembre 5713 personnes ont été arrêtées, dont 1004 sont toujours détenues.

Ajoutons que le régime Erdogan laisse libre cours à un capitalisme ultra-libéral: tout comme la Libye en 2004, la Turquie est un eldorado pour les lobbies des équipementiers, avec des projets pharaoniques qui devraient culminer avec «Objectif 2023» et «Istanbul 2023», opérations lancées pour la commémoration des cent ans de la République, qui accentueront urbanisation sauvage, relégation des pauvres, saccages écologiques (comme ceux liés au futur troisième pont sur le Bosphore qui menace les forêts sur les deux rives). Et la responsabilité des industriels restera sans doute impunie pour les 301 morts de la catastrophe minière de Soma en 2014.

Il existe en Turquie un mouvement protéiforme, renforcé par Gezi en 2013 et l’essor du parti HDP, mêlant aspirations démocratiques, soutien aux Kurdes, solidarité avec les migrants, activisme LGBT, engagement écologique, présent dans tout le pays et dans toutes les couches de la société. L’ensemble de ces mouvements d’opposition et de résistance est aujourd’hui gravement menacé par le soutien de l’UE et de ses États membres au gouvernement turc.

Un soutien qui va du simple silence à de véritables opérations de dédouanement des autorités turques. Ainsi Jean-Claude Juncker, président de la  Commission, a-t-il déclaré devant le Parlement à Strasbourg le 27 octobre 2015: «l’UE ne devrait pas harceler la Turquie au sujet des droits de l’homme […] Nous savons qu’il y a des manques, mais il est indispensable d’impliquer la Turquie. Nous voulons être sûrs que plus un réfugié n’arrive en Europe par la Turquie». Dimitris Avramopoulos, Commissaire européen aux Migrations et Affaires intérieures, ne disait pas autre chose (AFP, 14 mars 2015): «Nous ne devons pas être naïfs. Le fait que nous coopérions avec des régimes dictatoriaux ne signifie pas que nous les légitimions. Mais nous devons coopérer là où nous avons décidé de lutter contre la contrebande et la traite des êtres humains» (à ces luttes sans merci s’ajoute maintenant celle contre le terrorisme). C’est là le langage de la realpolitik, et, comme le rappelle Jacques Rancière, «les réalistes sont toujours en retard d’un réel».

Car tandis que l’UE cherche avant tout, par sa politique à l’égard de la Turquie, à endiguer la venue de migrants par le territoire de ce voisin, ce dernier, fidèle au peu de cas qu’il fait des libertés fondamentales, bafoue impunément les droits des migrants. Human Rights Watch dénonçait, le 23 novembre 2015, les refoulements à la frontière turco-syrienne des réfugiés syriens et la violence des gardes-frontières turcs à leur encontre. Cette frontière, fermée par la Turquie depuis mars 2015, ne voit traverser, depuis lors, que les personnes ayant des besoins médicaux urgents, bloquant les réfugiés du côté de la frontière où les bombes russo-syriennes pleuvent.

De plus les autorités turques restreignent, voire empêchent, le passage par les frontières terrestres avec la Grèce et la Bulgarie, ce qui oblige les personnes désirant se rendre sur le territoire de l’UE à prendre la mer où les risques sont bien plus mortels. Selon les médias, une directive du ministère de l’intérieur turc, datée du 29 août, prévoit que les Syriens ne peuvent pas quitter sans permission les provinces de Turquie où ils sont enregistrés, au risque d’être considérés comme une «menace pour l’ordre public, affectant l’image de la Turquie aux yeux du monde». A la gare routière de Bayrampasa, à Istanbul, les personnes sont empêchées de monter dans les bus en partance pour la Thrace, les billets étant vendus exclusivement aux titulaires du numéro figurant sur la carte d’identité turque. A Edirne, la ville turque située avant la frontière avec ses deux pays voisins, plusieurs milliers de personnes ont été regroupées dans un stade, afin de les «convaincre» de faire demi-tour (Le Monde, 24/09/15). Alors que les drames des noyades en mer continuent, les courants de la mer Égée et la puissance des vents «transforment ces traversées en entreprises incroyablement dangereuses» (Watch The Med – AlarmPhone Communiqué après un an de fonctionnement 12/10/15).

L’évolution récente de la législation turque sur le droit des étrangers, et sur l’asile, prévoit que soit accordées protection et assistance aux demandeurs d’asile et réfugiés en Turquie, quels que soient leurs pays d’origine, et ce malgré le maintien de la limitation géographique à la Convention de Genève de 1951. En vertu de ce nouveau régime législatif, une protection temporaire est accordée aux Syriens, qui leur garantit le droit de séjourner en Turquie. Ce statut ne leur permet pas en revanche d’y travailler. En pratique, il existe à l’heure actuelle 25 camps de réfugiés, où ne sont «accueillies» que 260’000 personnes sur les 2.2 millions de réfugiés recensés. L’accès aux soins, lui aussi, devient de plus en plus difficile, avec un service public déjà saturé.

S’agissant du droit à la scolarisation, de même, là encore officiellement ouvert aux enfants de réfugiés, des obstacles majeurs demeurent, principalement d’ordre linguistique et d’intégration sociale et économique. L’association Human Rights Watch rendait public le 8 novembre un rapport dans lequel elle pointe les énormes carences en matière d’accès à l’école pour les enfants syriens; HRW affirme que sur les 708’000 enfants réfugiés présents en Turquie en âge d’être scolarisés à peine plus de 212’000 sont inscrits dans le système officiel d’enseignement aux niveaux primaire et secondaire. Sans surprise, ce sont ceux qui ont réussi à avoir une place dans les 25 camps qui présentent le taux le plus élevé de scolarisation (90%) alors que, pour ceux et celles vivant en dehors de ces camps, seulement 25% des enfants sont inscrits dans une école.

Les États membres de l’UE, condamnés à maintes reprises par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour «traitements inhumains et dégradants» (art. 3 de la Convention européenne des droits de l’homme), seraient malvenus de donner des leçons à Recep Tayyip Erdogan, ou de se scandaliser que les «grands textes internationaux» qui font le socle de l’UE – et qu’elle transgresse régulièrement! – n’aient pas été signés par ces dictateurs qu’elle courtise: la Libye de Khadafi à partir de 2004, l’Érythrée ou le Soudan aujourd’hui, la Turquie enfin.

Les ambitions de l’Union européenne sont claires: éviter que les migrants n’arrivent sur le sol européen, et pour cela payer le prix qu’il faudra. Celles de la Turquie également: disposer d’une marge de manœuvre plus large pour mettre en place librement la politique qu’elle entend mener. Au milieu se trouvent des centaines de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants qui n’aspirent à rien d’autre qu’à une protection et un accès effectif aux droits fondamentaux. La Turquie et l’Union européenne s’entendent parfaitement pour ne pas les leur offrir. Ce n’est rien d’autre que ce qui a été décidé lors du Sommet des chefs d’État ou de gouvernement avec la Turquie le 29 novembre lorsque, sous couvert de la «lutte contre l’immigration irrégulière», elles entendent faire en sorte que les personnes bénéficiant d’une protection temporaire – dont les Syriens – n’aient pas accès au territoire européen.