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Arci | Diplomatie italienne avec l’Erythrée: sur le dos des migrants?

Lors du Conseil JAI (Justice et Affaires Intérieures) du 20 juillet 2015, les ministres de l’UE ont échoué une fois de plus à parvenir à un accord pour la «relocalisation» de 40’000 demandeurs d’asile (lire Les Européens se divisent sur la prise en charge des demandeurs d’asile 21/07/15). Les conclusions du Conseil témoignent qu’une fois de plus le seul point d’accord de la diplomatie européenne est que «le Conseil souhaite que l’UE se dote d’une politique active, globale et géographiquement équilibrée en matière de migration». Un euphémisme qui recouvre à la fois la coopération avec les pays d’origine des migrants, afin de bloquer les départs, et celle avec les pays de transit, pour empêcher l’accès au territoire européen. Est explicitement mentionnée l’instrumentalisation de l’aide au développement, qui ne sera versée qu’à condition que les Etats concernés coopèrent dans le domaine de la migration. Bref, rien de neuf dans un agenda européen qui depuis une dizaine d’années externalise la politique de l’asile dans les pays voisins dans le cadre d’accords et de processus multilatéraux ou bilatéraux, tels ceux dits de Rabat et de Khartoum.

Traduction française (par migreurop) du billet d’Arci Diplomazia italiana con l’Eritrea: sulla pelle dei migranti? et publié le 12 août 2014 sur le blog de Migreurop, hébergée sur le site de Mediapart. Cliquez ici pour lire l’article sur le blog de Mediapart.

Alors que les négociations menées pour la conclusion des accords de réadmission ou de coopération entre l’UE et des Etats voisins sont parfois longues, voire infructueuses, certains Etats membres privilégient les accords bilatéraux, bouclés plus rapidement, dans l’opacité la plus totale et avec des clauses de conditionnalité (sur le sujet, voir la Note de migreurop Accords de réadmission – la «coopération» au service de l’expulsion des migrants déc. 2012).

La diplomatie italienne en est un exemple particulièrement brutal. Au fil des ans, elle a conclu des accords durables avec les principaux pays d’origine et de transit des migrants qui arrivent sur son territoire (cf. Emanuela Paoletti Migration agreements between Italy and North Africa: domestic imperatives versus international norms déc. 2012): de l’accord avec l’Egypte de 2009, sur la base duquel des centaines d’Egyptiens furent en 2011 expulsés moins de 24 heures après leur arrivée sur les côtes italiennes, à celui, historique, entre l’Italie et la Tunisie de Ben Ali du 6 août 1998, qui prévoyait de monnayer l’accueil de contingents de main-d’œuvre en échange de la possibilité d’expulser rapidement les Tunisiens. L’illustration la plus éclairante reste l’accord signé par Berlusconi et Kadhafi le 31 août 2008. Tenu secret, il n’a fait l’objet d’aucun débat parlementaire, et n’a été révélé que plus tard par la presse. Aux termes de cet accord, la Libye s’engageait à contrôler ses côtes et sa frontière sud, contre 5 milliards de dollars. En arrière-plan, ce qu’elle attendait était sa réhabilitation au sein de la communauté internationale, qui ne tarda pas (lire Un accord italo-libyen sur l’immigration contrepartie de l’indemnisation coloniale italienne). Même si la crise libyenne a montré que la chute du régime n’a fait qu’exacerber la question de la migration, cet accord continue d’inspirer les dernières relations bilatérales italiennes dans ce domaine.

Depuis 2014, le terrain privilégié des relations s’est déplacé vers la Corne de l’Afrique, les politiques d’externalisation reproduisant les logiques de la vieille histoire coloniale. Comme cela avait été le cas avec la Libye, la dépendance vis-à-vis de l’Italie est le fondement des premiers contacts avec le régime érythréen, l’une des dictatures les plus sinistres du monde (lire It’s not at war, but 3% of its people have fled. What is going on in Eritrea? The Guardian 22/07/15). Selon un schéma bien établi, les autorités italiennes déclarent vouloir tourner la page du passé, tout en maintenant un rôle actif dans leurs anciennes colonies. Lapo Pistelli, aujourd’hui vice-président du géant pétrolier italien ENI, s’est ainsi rendu à Asmara en juillet 2014 alors qu’il était ministre des Affaires étrangères, renouant avec la tradition des visites gouvernementales italiennes interrompues durant 17 ans. Il a fait part à Isayas Afewerki de sa volonté de relancer des relations bilatérales afin de «réinsérer certains acteurs responsables et fondamentaux de la communauté internationale dans la dynamique de la stabilisation régionale». Il ne tenait, ce faisant, aucun compte des milliers de réfugiés fuyant chaque année l’Erythrée pour chercher refuge en Europe, notamment en Italie. Le régime érythréen a d’ailleurs été invité, en novembre 2014, à la réunion organisée par la présidence italienne de l’UE pour «gérer le flux de migrants en provenance de la Corne de l’Afrique», dynamique mieux connue sous le nom de «processus de Khartoum». Les négociations avec la dictature érythréenne ont été impulsées par deux facteurs: la tendance à utiliser à des fins de gestion des migrations des fonds européens supposés affectés au développement, et la prise de conscience que les érythréens sont l’une des nationalités les plus présentes dans les débarquements de ces dernières années – 37’000 pour la seule année 2014.

L’Union européenne a annoncé le déblocage d’un ensemble de fonds dédiés au développement de 312 millions d’euros, dont 2,5 millions seraient donnés directement par l’Italie. L’effort consenti est trois fois plus important qu’en 2007, dans le but affiché de bloquer l’exode des Erythréens. Outre qu’il n’a été démontré aucun lien réel entre le développement et le niveau des départs (Plus de développement entraîne plus de migration 08/08/15), l’Erythrée avait déjà, en 2011, bloqué tout dialogue avec l’UE sans répondre de l’utilisation des fonds reçus. En juin 2015 des activistes érythréens et des militants italiens ont lancé une pétition appelant à «conditionner» les fonds au respect des libertés fondamentales et à une véritable réforme démocratique, ce que l’UE ne s’est pas préoccupée de faire, se bornant à demander la présence d’observateurs internationaux dans le pays.

Dans cette même volonté de stopper un exode en fermant les yeux sur une dictature, des délégations norvégienne et britannique se sont rendues sur place pour évaluer les possibilités de rapatriement d’Erythréens dans la région. Visites qui se sont conclues en mars 2015 par la publication de deux documents du gouvernement britannique assurant que «le service militaire en Érythrée ne pouvait pas être assimilé à une persécution, ni un traitement dégradant», et que «ceux qui refusent d’accomplir le service militaire en Erythrée ne sont considérés ni comme des traîtres ni comme des opposants politiques. Il est donc peu probable que ces personnes soient arrêtées à leur retour». Selon The Guardian, l’Italie suivrait les traces de la Norvège et de l’Angleterre en se rendant à Asmara (EU states ‘deals to shut Eritrean borders’ 13/06/15).

La diplomatie européenne et les États qui négocient avec le régime d’Afewerki ne sont nullement troublés par le fait que ce dialogue se tient au moment même où, à l’ONU, l’Érythrée est dénoncée pour crimes contre l’humanité. Selon les commissaires de l’ONU, qui dénoncent des pratiques connues de longue date, le gouvernement érythréen est coupable non seulement d’imposer à toute la population un service militaire obligatoire d’une durée indéterminée, mais aussi d’interdire toute liberté d’expression et de créer un véritable climat de terreur. D’ailleurs ceux des Erythréens qui survivent à la traversée du désert, à la torture dans les prisons libyennes et aux risques de naufrage en Méditerranée obtiennent presque systématiquement, dans plusieurs pays Européens, une forme de protection internationale.

Texte de l’association italienne ARCI (membre du réseau Migreurop) qui a lancé un projet d’ «Observatoire de la politique italienne d’externalisation».