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Le Courrier | Ne laisser vaincre ni le racisme ni le sexisme

Les événements survenus le 31 décembre à Cologne ont ouvert la voie à une multitude de questions. Décryptage des faits en Suisse.

Article de Laura Drompt, publié dans le Courrier, le 1er février 2016. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

Une foule compacte, des mains, des yeux qui se posent sur leur corps. La peur au ventre. Le sentiment d’humiliation. La sidération. Un calvaire.

Voilà ce qui ressort des témoignages qui se sont accumulés, après cette nuit du 31 décembre qui a donné un triste lustre à la ville de Cologne. Des centaines de femmes – mais aussi des hommes qui les accompagnaient parfois – ont été choquées par ces attouchements, dont la police explique que leurs auteurs étaient «pour la plupart des réfugiés ou des étrangers en situation irrégulière». Cette police qui, débordée par les événements, n’a pu ou pas su intervenir ce soir-là. Les faits sont posés. Quels enseignements en tirer? Ce genre de dérive concerne-t-il également la Suisse? Décryptage du phénomène.

«Cela a causé un malaise, notamment à gauche et chez les féministes, où l’affaire a causé un fort clivage», remarque Marylène Lieber, professeure en études genre à l’université de Genève. «Il est essentiel de reconnaître la gravité des faits, mais de voir également toutes les formes d’instrumentalisation qui en découlent.»

Statistiques en deçà de la réalité

Ces agressions ont ancré le schéma de femmes subissant les attouchements par des inconnus. Cela alors que les études prouvent que les victimes connaissent leurs agresseurs dans la majorité des cas. Autre aspect inhabituel dans le dossier de Cologne: des centaines de plaintes se sont accumulées dans les offices de police alors que les crimes de ce type sont peu pris en compte en général, car banalisés. Les femmes taisent souvent ce qui leur est arrivé de peur qu’on ne les renvoie à leur responsabilité. Le tabou reste fort en la matière.

A tel point que les statistiques fédérales sont lacunaires, faute de déclaration systématique des cas, au grand regret des associations et des chercheurs qui s’y intéressent. Le nombre de prévenus enregistrés par la police pour contrainte sexuelle est resté stable entre 2009 et 2014, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique. Environ 500 par année, répartis à moitié entre Suisses et étrangers (235 contre 223 en 2009, 269 contre 275 en 2014). Parmi les étrangers, les requérants d’asile représentent une petite minorité (25 en 2009 et 23 en 2014).

Des chiffres qui ne représentent qu’une vérité partielle. Les spécialistes de la question préfèrent les études dites de victimation. En France, une telle recherche a eu lieu en 2000. Une nouvelle étude est en cours, qui interroge plus de 27 000 femmes sur les agressions subies au cours de leur vie, seul moyen de prendre la mesure réelle des atteintes à leur intégrité. «En Suisse, aucune étude similaire n’a été faite, note Marylène Lieber. Il manque la volonté politique de mener ces enquêtes.»

Fausse piste culturaliste

Une chose est certaine: dans la majorité des cas, confirme la chercheuse, les femmes subissent des agressions par des personnes connues, souvent de leur entourage proche. Le viol conjugal en fait partie, qui bénéficie d’une couverture médiatique bien plus faible que les agressions de Cologne.

Selon elle, un parallèle peut être fait avec les débats autour du harcèlement de rue, rendu visible par la documentariste Sofie Peters. La jeune femme avait filmé ses déplacements dans un quartier populaire de Bruxelles en 2012 et enregistré les remarques sexistes subies au quotidien. «Elle donnait une orientation culturaliste à la question. Avec un schéma d’hommes issus de l’immigration contre des femmes blanches», analyse Marylène Lieber. «Ce cadrage différent permet de dénoncer les pratiques masculines étrangères, de jouer sur un prétendu choc des cultures, la construction d’un discours du ‘eux et nous’.»

«Le discours opposant des femmes allemandes à des personnes ‘non civilisées’, à des ‘musulmans frustrés’ a évidemment un rôle dans la médiatisation de ces cas», explique René Knusel, professeur en sciences sociales à l’université de Lausanne.

De l’intégration des codes

«On nous dit que ces personnes ont agi ainsi parce qu’elles n’ont pas intégré nos codes, poursuit le chercheur. Admettons. Mais nos codes de conduite sont extrêmement contradictoires! On nous fait croire à une société libérée, où les femmes disposent de leur corps. Et en même temps, on affiche partout des publicités avec des corps nus pour vendre des produits à peine visibles.»

Le message envoyé devient ambivalent. «On dit à ces messieurs: vous pouvez toucher toutes les femmes des publicités. Mais surtout n’allez pas les approcher dans la rue.»
Voyant qu’à Lucerne des dépliants de prévention contre les gestes déplacés ont été ­distribuées à des requérants d’asile, Marylène Lieber ­relève: «Très bien. Mais faisons-le également à l’université, dans les banques, sur les lieux de travail, dans les ­espaces publics…»

La sociologue craint que les agressions de Cologne ne deviennent une excuse à la fois pour renvoyer les femmes à l’espace privé (lire ci-dessous) et mettre la faute sur le dos des étrangers, faisant oublier la réalité des agressions subies par de nombreuses femmes. «Pour lutter contre le sexisme et le racisme, il faut condamner fermement toutes les agressions sexuelles pour ce qu’elles sont. Et non en fonction de qui les commet.»

Informer, sans tabou ni amalgames

Depuis le début de l’année, les articles concernant des agressions sexuelles commises par des demandeurs d’asile ont fleuri. Et dans la foulée des événements de Cologne, certaines nouvelles prennent un sens nouveau.

A l’exemple de cette dépêche de l’Agence télégraphique suisse, datant du 12 janvier, qui mentionne une «jeune femme de 17 ans» ayant porté plainte à Schaffhouse pour des faits survenus le 31 décembre. La nouvelle indique que «deux requérants, un Algérien et un Tunisien, âgés de 35 et 26 ans, sont soupçonnés». Et complète: «leur demande d’asile a été rejetée, a précisé la police». Une information qui interroge: comment traiter des nouvelles recevant un large écho médiatique et qui intéressent les lecteurs, sans pour autant sombrer dans les amalgames?

L’exercice devient plus difficile à mesure que se renforce la récupération politique autour de l’origine des agresseurs de Cologne. Chaque partage d’article sur les réseaux sociaux est pour certains l’occasion de propager des messages racistes ou sexistes.

«Le sujet mérite une réflexion de fond», reconnaît Daniel Cornu, spécialiste de l’éthique journalistique. «A Cologne, les autorités elles-mêmes ont été très prudentes sur la diffusion des informations.»

Citant l’article 8 de la Déclaration des devoirs des journalistes, Daniel Cornu rappelle que toute information à caractère discriminatoire doit être évitée. «Et le problème commence avec les généralisations, précise-t-il. Dans le cas de Cologne, le risque est d’impliquer l’ensemble d’une communauté, qui n’est pourtant pas mise en cause.» Une directive recommande par ailleurs «une pesée des intérêts entre la valeur informative et le danger d’une discrimination». La règle de base – pas de mention inutile de l’origine – doit donc être pondérée dans la pratique.
Mais Daniel Cornu voit d’autres enjeux déontologiques pour les articles traitant de ces agressions. Le journaliste fait face à une double exigence: respecter le devoir d’informer le public aussi précisément que possible et la présomption d’innocence. Enfin, il doit prendre en compte la protection des victimes et proscrire toute présentation à caractère sensationnel, dans laquelle la personne humaine serait «dégradée au rang d’objet».

«Sur le fond, rien n’est interdit, mais une extrême rigueur journalistique est de mise», rappelle le spécialiste. Son conseil? «Indiquer systématiquement – dans le texte, et pas dans le titre – la nationalité ou l’origine de la personne, qu’elle soit suisse, vaudoise, valaisanne ou sénégalaise. On explique ainsi ce qu’elle est, mais sans le mettre inutilement en évidence.»

Dominique von Burg, président du Conseil suisse de la presse, abonde en ce sens. «Beaucoup de journalistes étaient empruntés car ils ne pouvaient pas ne pas mentionner l’origine des agresseurs de Cologne. En l’occurrence, la valeur informative l’emporte, même si ça n’est pas plaisant.» Selon lui, éviter tout amalgame lors du traitement des faits divers reste un exercice «franchement pas facile». «Le problème, c’est que nous manquons d’enquêtes et de reportages, seul moyen de parler des faits dans leur ensemble et de les reconnaître tous. Quels que soient leurs auteurs.»

Aux femmes de se réapproprier l’espace public

Les recherches sur les agressions sexuelles mènent vite à la page de la Prévention suisse de la criminalité, qui y va de ses conseils contre la violence sexuelle perpétrée par des inconnus.

Après deux lignes sur l’autodéfense («crier, se dégager, donner des coups de poing et de pied, etc.»), viennent des directives que l’on peut qualifier d’anxiogènes. «Ne laissez jamais paraître que vous êtes une femme qui vit seule (le soir, fermez les volets ou tirez les rideaux).» «Ne faites jamais entrer un inconnu dans votre appartement. N’ouvrez la porte que si la chaîne de sécurité est mise.» «Ne sortez pas seule la nuit et n’empruntez pas des rues vides ou mal éclairées.» Et la liste est longue.

Des conseils «élaborés sur la base des connaissances policières et du bon sens», nous a indiqué la Prévention suisse de la criminalité. Pour ce qui concerne les hommes, pas de liste sur ce qu’ils ne doivent pas faire pour éviter un dérapage, mais une «communication indirecte afin d’encourager le courage civique».

«Le message, c’est ‘ne soyez pas violable’», relève le sociologue René Knusel. «On amène une solution partielle, qui ne répond pas au problème, puisqu’on ne contrôle pas le potentiel agressif au final. On centre le regard et le discours sur les femmes au lieu de prendre le réel enjeu en compte.»

L’approche fait également bondir Marylène Lieber, sociologue spécialiste des violences de genre dans l’espace public. «Elle insiste sur le fait que l’espace public n’est pas sûr pour les femmes. Elle le réserve aux hommes et renvoie le féminin au privé.» Pour la spécialiste, «les liens entre féminité, espaces publics et danger doivent engager à une réflexion sur la dimension socio-politique des espaces».

«En Suisse, il y a le discours qui indique que les gens sont libres de leurs mouvements, analyse René Knusel, et la réalité, où l’on constate qu’une partie de la population se retient de fréquenter certains endroits.» Ce peuvent être les fameuses ruelles vides ou mal éclairées, mais aussi un bus à l’heure de pointe, un lieu où la foule s’amasse, empêchant la liberté des mouvements… «Des situations prévues comme normales, mais où les femmes sont conditionnées à adapter leur comportement», précise le chercheur.

Selon lui, le problème social de fond réside dans le fait qu’une société démocratique promet à sa population de pouvoir utiliser les espaces publics et ne parvient pas à en assurer la sécurité. «Cela donne une fausse sécurité à laquelle personne ne croit plus, qui engendre la peur. Le poids, la charge de la sécurité passe alors du public à l’individu.»

Pour aller plus loin: www.metropolitiques.eu/le-sentiment-d-insecurite-au.html