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Le Courrier | Engagées auprès des migrants

Deux Genevoises sont parties en Grèce pour se rendre utiles. Durant quinze jours, elles ont patrouillé sur les côtes de Chios. Récits de volontaires autogérées.

Article de Laura Hunter, publié dans Le Courrier, le 7 mars 2016. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

«C’est aux cris des passagers que nous détectons leur arrivée sur les côtes. Les bateaux voguent le plus souvent de nuit, sans lumières, et ils visent les coins les plus sombres.»

Carmen, étudiante en sciences de l’environnement, est de retour à Genève, mais une partie d’elle semble être restée en Grèce. Avec sa copine Sarah, ingénieure en environnement âgée comme elle de 27 ans, elle a rejoint en décembre la multitude de volontaires occidentaux qui pallient au travail insuffisant des ONG, de l’ONU et des autorités européennes. Durant deux semaines, elles ont patrouillé sur les côtes de Chios pour repérer les arrivants et les aider.

La décision de partir a été prise à la suite du retour des Balkans de leur amie Marie de Lutz (lire ci-dessous), à l’automne passé. Exténuée, la jeune volontaire leur raconte son voyage: les larmes, la peur, mais aussi les sourires reconnaissants. Carmen et Sarah, choquées par sa mine déconfite, réalisent qu’elles doivent agir. «Jusque-là, on craignait d’être un poids. On voulait aider mais on ne savait pas comment.»

Grâce à l’organisation Refugeesmap, elles sont dirigées vers Chios. Sur l’île, les jeunes internationalistes constatent qu’une structure spontanée a été mise sur pied. «Les pirates», deux jumeaux à la retraite, parcourent l’île sur leurs motos pour aider là où c’est nécessaire. Toula, propriétaire d’un village touristique, loue ses chambres aux bénévoles pour 4 euros.

«Un bungalow sert de buanderie et un autre d’entrepôt d’habits secs, propres et classés où les volontaires peuvent se servir et remplir leurs véhicules», explique Carmen.

Guidées par les cris

Un bénévole leur indiquant qu’il manque des patrouilleurs, les jeunes femmes louent une voiture. Munies de leurs gilets jaunes fluo et de lampes frontales, elles longent les côtes, de jour comme de nuit. Conduire. Sortir de la voiture. Ecouter. Continuer. «On faisait des tranches de quatre heures, par équipes de deux. On n’avait pas le cœur à dormir, on se couchait trois à quatre heures et on y retournait», raconte Sarah. Quand des cris se font entendre, la première chose à faire est de repérer le bateau et de prévenir les autorités locales et les différents organismes. Drop in the Ocean, Wahal, Spanish Rescue Team… autant d’organisations qui détiennent le matériel et le personnel nécessaires pour des opérations plus complexes.

Pour les jeunes femmes, il s’agit d’aider à rejoindre la côte. Des femmes, des bébés, des jeunes hommes… «Nous accueillions toujours les migrants avec un sourire», se souvient Carmen.

Traversée périlleuse

La plupart du temps, ils avaient pris un avion jusqu’en Turquie. Puis acheté leur place sur un bateau à des passeurs. «La traversée coûte entre 1000 et 2000 dollars pour huit kilomètres et cinquante à soixante personnes prennent place sur un zodiac.» D’après l’étudiante, la plupart ne savent pas nager et un gilet de sauvetage sur cent est aux normes. «Les migrants racontent que quand ils sont sur le bateau, le passeur impartit un cours accéléré de navigation à l’un d’eux avant de déguerpir.»

Le voyage dure entre une et trois heures. Quand ils arrivent sur les côtes grecques, les passagers sont souvent trempés. Hypothermie, état de choc, faim, soif…  Dès l’arrivée du bateau, les volontaires s’affairent. Elles aident les plus faibles à se changer, soignent les pieds blessés par des oursins ou des rochers et proposent à boire ou à manger. «On leur donne aussi des chaussettes et des sachets plastiques pour qu’ils puissent remettre leurs chaussures mouillées.»

Des moments amusants surviennent parfois, comme lors du choix des habits. «Tout passe par le regard et les mimiques», relève Sarah. Des quiproquos aussi, certains passeurs turcs assurant aux migrants que le prix de la traversée comprend l’accueil assuré par les volontaires!

Autre partie du travail, le nettoyage des plages: gilets de sauvetage, habits, déchets… C’est un point important pour garantir la bonne disposition des habitants de l’île. Il y a parfois des scènes tragiques, comme cet homme qui a oublié son argent dissimulé dans la doublure de ses vêtements mouillés, emportés par des bénévoles consciencieux.

«Il s’agit aussi d’attendre avec eux que le bus vienne les chercher. Ils doivent payer 3 euros pour être menés à un port où ils se voient remettre un bracelet muni d’une couleur spécifique et d’un numéro qui leur donne accès au camp de Tabakika, vieille usine désaffectée qui constitue un centre d’enregistrement», note Carmen.

L’attente varie ensuite entre deux et vingt heures, durant lesquelles des tests pour identifier les éventuels «faux réfugiés» sont menés par la police grecque et par l’agence européenne pour la gestion des frontières, FRONTEX, «cette entreprise de sécurité privée qui sert d’armée à l’Europe». Les SIA (Syriens, Irakiens et Afghans) continueront leur route vers la terre promise tandis que les autres sont refoulés.

«Ils ont besoin de communiquer»

Souvent, les deux jeunes femmes passaient ensuite par le centre d’enregistrement. Pour retrouver les personnes accueillies précédemment et pour aider avec la distribution de nourriture.

«Mais il y a aussi des migrants qui ont prévu galettes et houmous, et en proposent aux volontaires épuisés!» se rappelle Sarah. «Au début, on a peur de ne pas savoir réagir. Et puis on se rend compte qu’ils sont exactement comme nous. Ils ont besoin de communiquer», ajoute Carmen.

Pessimistes par intelligence et optimistes par volonté, comme l’écrivain Antonio Gramsci, les deux jeunes femmes ont fait le choix d’agir. Mais elles sont lucides: «Notre action est une goutte d’eau, c’est presque ridicule. On part par besoin, par urgence, on remplit le rôle des gouvernements européens, qui engendrent eux-mêmes les problèmes que fuient ces gens», souligne Carmen.

«La reprise d’une vie normale est difficile. Le volontariat est comme une drogue, car on se sent utile», confie Sarah qui envisage de rejoindre prochainement Calais. Carmen attendra ses prochaines vacances pour repartir. «Il y a plein de choses à faire ici, des récoltes d’habits, des vide-greniers… Et puis, on contamine d’autres personnes. Le roulement de volontaires qui occupent les frontières à court ou long terme est rassurant. On ne se rendait pas compte qu’il y avait tant de gens prêts à mettre de côté leur vie.» Ainsi Léa, 20 ans, en troisième année de médecine, qui a mis ses études en suspens depuis six mois. Ou ce Syrien resté dans le centre de Chios pour servir de traducteur et qui a aidé les Genevoises à payer leur hébergement.

«Cela ne devrait pas être notre job»

Elle a pris le parti de ne jamais filmer ou photographier le visage des migrants, «car on ne sait pas qui est menacé». Ce choix éthique devenu esthétique caractérise le travail mené sur les frontières des Balkans d’août à octobre 2015 par Marie de Lutz, 27 ans, résidente à Genève. Loin de ceux qui réfléchissent à la migration dans des bureaux, cette jeune Franco-Américaine a fait le choix d’embrasser dans une même étreinte activisme, anthropologie et photographie. Munie de sa caméra 6D, d’un micro, d’un ordinateur et du gilet fluo des volontaires en guise de laissez-passer, elle joue de ses trois casquettes pour approfondir son action et sa réflexion.

En août passé, la jeune femme rejoint la Hongrie, puis le nord de la Serbie. Elle passe plus de deux mois à la frontière macédonienne de Presevo, où des réfugiés s’amassent en grand nombre. «Entre 7000 et 11’000 personnes par jour, avant tout de nuit», précise-t-elle. C’est dans ce cadre qu’elle accorde une attention particulière à ce phénomène de volontariat international spontané, à nouveau constaté à la frontière bulgare. «Cette structuration s’est mise en place de manière autogérée et horizontale, entre des gens qui viennent avec du matériel, seuls, et d’autres qui partent en camion à plusieurs, ou qui se constituent en associations pour passer plus facilement les frontières. Il s’agit d’un milieu très dynamique et diversifié, un réseau local, international et virtuel à la fois.»

Le site Refugeemap.com, alimenté par un mouvement d’activistes, propose une carte mettant en évidence les frontières et localisant les besoins (volontaires, logistique…) en fonction du degré d’urgence. «Les volontaires peuvent ainsi juger où ils seront le plus utiles.» La carte montre que les besoins s’accumulent la semaine, quand les locaux travaillent. «Il y a un roulement», explique Marie de Lutz, qui a retrouvé les mêmes gens à des frontières différentes. Des retraités, des étudiants, des chômeurs, des familles new age, des anarchistes: l’éventail est large.

S’éloignant de tout sensationnalisme, la photographe suit les volontaires plus que les migrants. «Je ne veux pas documenter la misère. Ce qui m’intéresse, c’est comment nous, Occidentaux, gérons nos problèmes éthiques et nos consciences,» insiste-t-elle. L’anthropologue plante sa tente dans les camps, auprès des migrants et des volontaires. Cela lui donne un point de vue privilégié pour ses publications dans le magazine collectif en ligne Gauge. Pas question pour elle d’oublier que toute une partie de l’Occident s’enrichit aux dépens des réfugiés. «Chauffeurs de taxis, commerçants, autorités corrompues…Les crises et les guerres ont toujours profité aux finances des plus riches ou des moins sensibles. Même l’aide humanitaire devient un négoce à privatiser…».
La jeune femme se souvient d’une nuit d’inondation à Presevo. La panique était totale à l’extérieur du centre d’enregistrement. «Quand une gamine de 4 ans est toute bleue, devant toi, tu poses ta caméra, tu changes ses habits et tu la prends dans tes bras. Il n’y a pas à réfléchir.» A la suite de ce problème, elle-même et d’autres volontaires demandent à l’ONU de s’asseoir autour d’une table pour établir un système de coordination entre les ONG travaillant à l’intérieur du centre et le personnel de l’institution onusienne. «Cela peut sembler étonnant, mais il n’existait pas de protocole clair. Les volontaires ont pris les devants. En deux semaines, les téléphones étaient centralisés, avec des contacts et des horaires définis. Comment réagit l’ONU à ce travail mené hors des cadres institutionnels? Bien, selon l’anthropologue. «Ils se rendent compte qu’ils ne suffisent pas.»

Marie de Lutz n’est pas dupe: «Cela ne devrait pas être notre job, mais nous ne pouvons pas pour autant ne rien faire. Il faut se poser des questions, toujours, sur nos systèmes, leurs conséquences et leur pérennité.» Si la jeune femme met en valeur le fait que tous ces gens d’horizons divers arrivent à coopérer et s’organiser, elle pointe aussi la particularité de ce travail: «Les actions sont revues au jour le jour en fonction des décisions politiques, des coordinations mises sur pied et des initiatives spontanées.» Elle insiste aussi sur la précarité du statut de volontaire: «D’un côté, il aide, et ceci est positif et bien perçu. Mais s’il ne fait pas attention, il peut être vu comme un complice de la traite d’humains.»