Aller au contenu
Comptoir

Autour des « bidouillages des chiffres de l’asile »

Le Comptoir des médias est intervenu auprès du 24 Heures et de la Tribune de Genève concernant l’article « Le petit bidouillage des chiffres de l’asile », publié le 11 mars 2016. Notre intervention a porté sur la manière dont le journaliste a présenté l’analyse statistique du nombre de nouvelles demandes d’asile.

L’article tel que paru dans le 24 Heures:

24Heures_BidouillageStatistiqueEt dans la Tribune de Genève:

TdG_BidouillageStatistique

Le 15 mars 2016, nous avons écrit le message suivant au journaliste qui a signé l’article:

L’association Vivre Ensemble s’intéresse depuis de nombreuses années à la manière dont le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) affiche les statistiques sur l’asile. Et comme vous, nous avons souvent rappelé l’importance de la mise en perspective, notamment historique, des statistiques communiquées par le SEM et le fait que l’analyse mois par mois des variations de demandes d’asile n’est pas significative en soi.

Ce qui nous amène à la raison de notre démarche: contrairement à ce que vous affirmez dans votre article, le SEM n’a pas soudainement « changé d’éclairage » en ce mois de février. Une brève recherche dans les communiqués du SEM montre qu’il n’y a pas de constante dans la façon de présenter ces statistiques. Ainsi, certains communiqués présentent des comparaisons avec le mois précédent sans afficher les comparaisons avec le même mois de l’année précédente, et surtout sans donner une perspective historique sur la plus longue durée (comme c’est le cas de celui auquel vous vous référez ou ici, ici ou ici). Mais d’autres communiqués adoptent une analyse comparative: ainsi en 2012, année de forte augmentation des demandes d’asile, le SEM fait la comparaison avec l’année précédente en annonçant une augmentation de 63% pour le premier trimestre 2012 par rapport au premier trimestre 2011; ou signale une augmentation importante, en termes absolus, des demandes en janvier et février 2012 par rapport aux mêmes mois de l’année précédente.

Peut-on alors parler d’une volonté délibérée du SEM de « masquer l’explosion des demandes d’asile en ce début d’année »? Le graphique ci-dessous montre qu’il y a bien eu une baisse entre novembre 2015 (5691 demandes) et février 2016 (2705 demandes).

NllesDemandesAsile_2015-2016

On constate par ailleurs que le « schéma migratoire » a changé ces dernières années: les mois estivaux ne correspondent plus forcément avec les périodes de plus forte arrivée. La comparaison avec le même mois de l’année précédente n’a ainsi plus de valeur statistique (v. notre graphique en cliquant ici).

S’interroger sur la façon de présenter les statistiques est selon nous une démarche essentielle. De nombreux médias ne le font pas et comme vous le constaterez dans les exemples ci-dessous, ce n’est pas faute d’information et de communiqués aux médias de notre part.

« Plusieurs journaux et médias se sont alarmés (…) d’une hausse significative du nombre de demandes d’asile en juin. Des propos alarmistes et totalement amnésiques des évolutions des quatre premiers mois de l’année, où une baisse avait été constatée par rapport à l’année précédente, année 2013 qui avait elle-même connu une baisse de 25% des demandes par rapport à 2012. Des propos également complètement déconnectés d’une réalité saisonnière, qui se répète année après année » (« Hausse des demandes d’asile. Beaucoup de bruit pour rien« , communiqué publié sur le site asile.ch le 15 juillet 2014).

De façon générale, nous faisons le constat que les médias sont plus enclins à annoncer l’augmentation des demandes d’asile, en y consacrant généralement des titres à la une, que des baisses. Quitte, parfois, à les dramatiser. Ainsi, en novembre 2014, alors que le SEM communique sur une hausse « minime », soit 52 personnes de plus que le mois précédent, le journal 20 Minutes ne peut s’empêcher de titrer sur la « Nouvelle hausse du nombre de demandes ». Comme vous le constaterez dans notre analyse, la situation était plutôt à l’accalmie par rapport aux deux années précédentes…

Sachant désormais votre intérêt pour ces questions statistiques, nous nous permettons donc de vous recommander la page ad hoc consacrée sur notre site à l’analyse statistique. Vous pouvez la découvrir en cliquant ici, ainsi qu’en lisant les nombreuses analyses publiées dans notre revue sur la question.

Bien entendu, nous sommes à votre disposition pour discuter en détail des éléments exposés ci-dessus ou de notre démarche. Les feedbacks des journalistes étant fondamentaux pour la réussite de notre projet, n’hésitez pas à nous faire part de votre avis ou tout autre commentaire sur ce qui précède.

Nous avons reçu en retour cette réponse, le 30 mars 2016:

Merci pour votre mail argumenté et constructif.

Je ne partage cependant pas votre point de vue. Je ne trouve pas convaincant le fait d’aller chercher des chiffres en 2012, des communiqués disparates en 2015 ou de citer un vieil article de 20 minutes pour exonérer l’ODM et accréditer votre thèse que les médias sont partiaux.

J’attends d’une administration, même dans ses communiqués, des indicateurs fiables et constants. Regardez un communiqué type du Seco sur le chômage: http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/03/22/press.html?pressID=10658

Je ne comprends pas très bien pourquoi vous ne souhaitez pas AUSSI cette comparaison avec le mois référent de l’année précédente. Votre argument selon lequel « On constate par ailleurs que le ‘schéma migratoire’ a changé ces dernières années: les mois estivaux ne correspondent plus forcément avec les périodes de plus forte arrivée. La comparaison avec le même mois de l’année précédente n’a ainsi plus de valeur statistique. » me semble erroné. Ce ne sont pas pendant les mois de février, soit au cœur de l’hiver, qu’arrivent le plus de migrants. Ce n’est pas parce que le pic de migration s’est étendu sur l’automne qu’une comparaison mensuelle perd toute pertinence.

Maintenant libre à vous de croire que l’ODM, en ne faisant plus référence au mois équivalent de l’année précédente dans ses communiqués mensuels , ne cherche absolument pas à masquer des hausses de demandes d’asile de plus de 100%.

Nous avons répondu ainsi au journaliste en date du 5 avril 2015:

Merci à vous pour votre réponse à laquelle nous allons à notre tour répondre pour éviter tout malentendu.

Nous partageons évidemment votre attente qu’une administration publie dans ses communiqués des indicateurs fiables et constants. Notre association n’a cessé de publier des articles ou communiqués lorsque le SEM présentait des statistiques selon un angle tendancieux. Notre objectif n’est donc pas d’exonérer le SEM de quoi que ce soit.

Par ailleurs, comme nous le disions dans notre premier paragraphe, nous avons toujours milité pour que les communiqués du SEM, ainsi que les analyses qu’en tirent les médias, ne se contentent pas d’une comparaison avec le mois précédent, non pertinent, mais élargissent le champ temporel. Et nous aurions sans doute aimé voire votre analyse critique également au moment où les statistiques étaient à la baisse…

Nous voulons souligner ici que nous ne contestons pas le fait qu’il y a eu une hausse de 90% des demandes d’asile entre le mois de février 2015 et le même mois de 2016. Ce que nous voulions mettre en avant, c’est qu’il aurait été plus significatif d’élargir l’échelle temporelle. Ceci d’autant plus que nous observons, à l’échelle suisse comme européenne, que les variations saisonnières, auxquelles nous avons nous-même fait référence à de multiples reprises dans nos divers communiqués, ne sont plus aussi régulières qu’elles l’étaient par le passé. Et que du coup, les comparaisons avec le même mois de l’année précédente n’ont plus qu’un intérêt très relatif.

VariationsSaisonnieres

Cette variabilité des courbes est certainement due à l’instabilité des routes migratoires, elles-mêmes dictées par les successives ouvertures/fermetures des frontières, notamment dans les Balkans, et de la situation internationale.

Maintenant, si nous avons réagi, c’est que votre titre et sous-titre laissent entendre que le SEM aurait soudainement modifié sa pratique, ce qui est faux (les exemples cités de 2012 –année de hausse des demandes- ou de 2015 visaient à vous le montrer). Pour masquer une hausse des demandes d’asile? Peut-être. Peut-être aussi pour éviter d’agiter le spectre de l’invasion sans un minimum de recul.

L’objectif de notre intervention était également de vous proposer une documentation complémentaire sur les statistiques en matière d’asile.

Le journaliste nous a répondu le 5 avril en nous écrivant: « Je prends bonne note de vos remarques et me réjouis de continuer ce dialogue constructif avec vous ».