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Journal d’un réfugié syrien | Tristes histoires

Aujourd’hui, cela fait tout juste quatre ans que je suis arrivé à Genève. Jamais je n’aurais pensé en arriver là. Ni que je serais encore en Suisse, des années plus tard, ni que mon pays en arriverait à ce point d’atrocités, et, si on met le régime de côté, que la Communauté internationale pourrait se montrer aussi lâche.

Billet paru dans le blog Le réfugié syrien, le 19 avril 2016. Cliquez ici pour lire le billet sur le blog.

Quand j’ai atterri à Genève, j’étais envoyé par le Ministère de l’Economie pour suivre des cours sur la politique commerciale à l’OMC. J’avais obtenu toutes les autorisations nécessaires, notamment celle du Premier ministre, pour quitter le pays. A l’époque, la Syrie préparait son adhésion à l’OMC. Elle avait déjà été admise comme membre observateur en 2010, après avoir fait sa première demande d’adhésion en 2000. Une équipe de négociation avait été formée, et j’en faisais partie. Avec la guerre, bien sûr, ce dossier a été enterré.

Pour me rendre en Suisse, j’étais passé par Beyrouth, où j’avais obtenu le visa. Tout s’était passé sans difficulté. Mais pendant mon séjour à Genève, où il était prévu que je passe trois mois, j’ai reçu un jour l’appel d’un collègue du Ministère à Damas. Il m’expliquait que les moukhabarats, des agents du service des renseignements, étaient passés au bureau pour poser des questions sur moi. J’ai su à ce moment-là que ma sécurité serait menacée si je revenais à Damas. Mais c’est presque au moment où j’aurais dû prendre l’avion de retour que j’ai vraiment pris la décision de ne pas rentrer et que j’ai ensuite rencontré les gens du HCR. Jusqu’au dernier moment j’avais hésité; le vendredi qui précédait la date de mon retour, j’avais même été à l’aéroport prendre des renseignements au sujet du poids de mes bagages, j’avais acheté plein de cadeaux à ramener à ma famille….

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Il y a deux ou trois jours, j’ai téléphoné à un ami avec qui je n’avais pas été en contact depuis quelques temps, et en parlant avec lui, j’ai appris plein de choses qui m’ont rendu triste. C’était un très bon ami, avec qui je travaillais au Centre de recherche d’Alep. Cela fait un an qu’il a quitté la Syrie pour la Turquie, et il se trouve depuis quelques mois à Istanbul. Ces derniers temps, nous ne nous étions parlé que deux fois au téléphone, vite fait, sans qu’il me donne beaucoup de détails.

Cette fois-ci, il m’a raconté tout ce qui lui était arrivé depuis une année.

Il s’appelle Mustapha, et il a une quinzaine d’années de moins que moi. Il travaillait la nuit au Centre de recherche à Alep, où je travaillais moi-même, et le jour, il exerçait comme laborantin dans un laboratoire d’analyse médicale à Ariha. Il s’était fiancé avec l’une de ces collègues d’Ariha, qui a la triple nationalité, syrienne, turque et canadienne. Sa mère est turque, et son père était médecin à Ariha. Elle a quitté la Syrie pour la Turquie bien avant lui.

Mustapha a voulu la rejoindre à Istanbul pour l’épouser. Pour se marier avec sa fiancée, il a dû faire des papiers. Les autorités turques ont réalisé qu’il était entré illégalement en Turquie, et on lui a demandé de quitter le pays pour y revenir de manière légale.

Il a débarqué à Chypre, où on l’a immédiatement mis en prison, à l’aéroport de Larnaca. Là-bas, il a raconté son histoire au juge qui s’est montré compréhensif et l’a renvoyé en Turquie. A son arrivée, on lui a demandé comment il avait pu rentrer à Chypre sans visa, et on l’a aussitôt mis en prison quelques jours, avant de le renvoyer à Chypre. De retour à Larnaca, on l’a de nouveau jeté en prison quelques jours, et il est repassé devant le même juge, qui l’a reconnu et lui a demandé: «Comment se fait-il que tu sois revenu?» Il a réexpliqué son histoire, et le juge lui a dit: «Je vais te renvoyer en Turquie, mais cette fois à Adana plutôt qu’à Istanbul. Les contrôles y sont moins stricts.» Il débarque sans visa, et on le laisse passer. Mais soudain un agent l’appelle: «Reviens vers nous, nous devons vérifier quelque chose». Cet agent le présente à son chef, qui lui dit: «Tu n’as pas l’autorisation de rentrer sur le territoire turc.» Mais il finit par le libérer.

C’était il y a trois mois. Depuis, il s’est occupé à faire tous les papiers, et avec sa fiancée, ils ont décidé de se marier officiellement sous sa nationalité canadienne, en pensant que ce serait moins compliqué qu’avec sa nationalité turque. Une fois marié, il a voulu demander un visa pour le Canada. Les Canadiens ont exigé qu’il fournisse des preuves de la réalité de son mariage, comme des photos, et encore des papiers. Il a été obligé de revoir les autorités turques. Elles l’ont remis en prison pour sept jours. Sa femme vient tout juste de réussir à le faire sortir en fournissant une garantie financière et en sollicitant les services d’un avocat.

Voilà où en est mon ami aujourd’hui. Au téléphone il m’a confié: «En Syrie, j’ai évité la torture du régime, mais au bout du compte, j’ai fini par être torturé.»

Moi, j’avais quitté le Centre de recherche à Alep en 2007. Mais mon ami Mustapha, lui, y était resté. Quelques mois après le début du soulèvement, en mars 2011, on a demandé au 3000 fonctionnaires du Centre de rester chez eux. Ils ne travaillaient plus mais on a continué de leur verser environ 60% de leur salaire, et pour le percevoir, il devaient physiquement se présenter dans un bureau près de l’Université d’Alep tous les mois. Et puis à un moment donné, on leur a demandé de rejoindre la région de Homs, pour continuer de travailler pour le régime. Mon ami a refusé. En fait, tous les projets du Centre avaient étaient déménagés d’Alep à Masyaf, une ville qui se trouve dans la montagne Alaouite, entre Homs et Tartous. La Défense y possédait déjà une usine, qui produisait probablement des munitions.

Le but de ce déménagement dans cette zone montagneuse, et donc moins facilement atteignable, était de mettre les projets en sécurité. Mais, en définitive, le régime n’a jamais perdu le contrôle de Al-Sfeira, l’endroit au sud est d’Alep où se situe le Centre. Deich non plus n’a jamais attaqué l’axe qui relie Hama à la zone d’Alep.

Certains des fonctionnaires ont refusé d’aller travailler à Masyaf et ont démissionné, d’autres ont été virés, d’autres encore croupissent en prison. Mais certains ont accepté. C’est pour cela qu’ils avaient continué de payer les salaires les mois d’inactivité après le soulèvement, pour que les gens ne partent pas rejoindre l’Armée syrienne libre et ne lui transmettent pas des renseignements. Mais j’en connais au moins un qui a fait défection à Alep, dès le début de la révolution. Il a formé une brigade de l’ASL, composée de quatre groupes. Mais je n’ai plus de nouvelles de lui.

La suite du récit de mon ami réfugié en Turquie m’a particulièrement boulversé: c’est à Masyaf que sont produites les bombes que le régime largue sur sa population. Ce qui veut dire que ce sont mes anciens collègues, une partie de nos amis d’autrefois qui produisent ces bombes. Cette idée me rend fou. Je me demande de quelle matière sont faits ces gens-là. Quand tu sais que ce sont ces bombes qui sont lancées sur les villes, sur les civils… Comment peuvent-ils continuer à en fabriquer?

Le directeur actuel du projet, un officier et un ingénieur, est l’un de mes anciens étudiants, du temps où j’enseignais à l’Académie Al-Assad à Alep. Il avait fait son master en Russie, et nous étions voisins, presque amis. Il m’arrivait de faire des courses pour sa femme.

Son adjoint aussi était l’un de mes étudiants. Il a dit qu’il ne voulait plus de personnes venant d’Alep et d’Idlib dans son équipe, sous-entendu des sunnites, car il n’avait pas confiance en eux.

Toute cette histoire me rend infiniment triste. Nous sommes tous des Syriens, et pourtant, c’est comme si nous n’appartenions plus au même pays. Nous sommes déchirés à un point que je n’aurais jamais imaginé. Comment mes anciens collègues peuvent-ils continuer à travailler pour le régime, celui qui bombarde leurs concitoyens? Moi, quand j’étais encore au Ministère de l’Economie avant de devoir fuir Damas, moi, je me sentais coupable chaque jour d’aller au travail.

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Je viens d’apprendre une autre histoire qui, elle aussi, m’a plongé dans la tristesse. C’est mon ami Khaled, le directeur de l’école dans mon village, et aussi le trésorier de l’association de soutien aux orphelins et aux veuves créée le mois dernier, qui me l’a racontée. Avec l’aide des uns et des autres Khaled a remonté l’école qui avait cessé de fonctionner. Pour alléger le budget de l’école, une des ses profs, une femme, continuait de percevoir son salaire auprès de l’administration. Pour cela, chaque mois, elle devait se rendre en personne, ou payer un autre fonctionnaire pour la représenter, à Hama, la province la plus proche de celle d’Idlib, où les salaires sont encore distribués.

La semaine passé, Hanan Barakat, c’est son nom, a donc pris le minibus avec d’autres fonctionnaires, des femmes, car les hommes ne peuvent prendre le risque de se déplacer ainsi. D’après ce que m’a raconté Khaled, ce minibus a été arrêté à un barrage tenu par le régime. On a demandé à Hanan d’en descendre. Elle n’y est jamais remontée et le minibus a dû repartir sans elle. Depuis, plus personne n’a eu des ses nouvelles. Khaled m’a confié que c’était l’une de ses meilleures profs. Ce qui m’accable, c’est que le peu que nous arrivons à reconstruire, ces choses basiques que nous remettons en place, ces briques fragiles, le régime s’ingénie à la détruire.

Avant même qu’elle disparaisse, la famille d’Hanan n’avait pas été épargnée. Son beau-frère, un universitaire à Damas, un ami de ma famille, avait été blessé début 2012. Il sortait de la mosquée, et une voiture de l’armée est passée. Ses occupants ont tiré au hasard, par terre, pour décourager les gens de se mettre à manifester après la prière.

Notre ami a été blessé; il s’est caché pour se soigner sans même oser aller à l’hôpital. Les mois ont passé, et l’année dernière, lorsque les forces du régime ont été chassées de la province d’Idlib, j’ai entendu dire qu’il avait d’une manière ou d’une autre exprimé sa joie. Peut-être était-ce seulement un sourire, mais quelqu’un l’a dénoncé. Il a été enlevé avec quatre personnes par le régime pendant le mouvement de repli de l’armée. Tous ont été libérés sauf lui. Ses parents ont payé 1,2 million de livres à quelqu’un qui disait pouvoir obtenir sa libération. En pure perte. Ils ont perdu cet argent, et personne ne peut dire aujourd’hui si leur fils et vivant ou pas.

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Les attaques ont repris à Alep. On ne parle plus des Russes, mais ils ne sont sûrement pas très loin. La précédente offensive, lancée en février dernier, au moment même où les pourparlers à Genève devaient redémarré, n’a pas abouti. Les Américains avaient exercé suffisamment de pressions sur les Russes pour qu’elle s’interrompe.

A nouveau, elle a été relancée au moment où les discussions reprenaient à Genève, un moyen pour le régime de proposer un éventuel cessez-le-feu comme monnaie d’échange, puisqu’il n’a rien d’autre a offrir.

Il fait constamment référence à la Constitution de 2012, qui prévoit que le Parlement désigne le chef de l’Etat. C’est pour cela qu’il était si pressé que se tiennent les élections législatives qui ont eu lieu la semaine passée et que le parti Baas et ses alliés ont évidemment «remportées». De son côté, l’opposition insiste pour qu’on s’en tienne à la Constitution de 1950, qui prévoit, bien sûr, une élection présidentielle. L’un des premiers points des négociations porte aussi sur la tenue d’élections neutres, surveillées par l’Onu et auxquelles tous les Syriens devraient pouvoir participer, y compris dans les camps de réfugiés. On peut toujours rêver.