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Notre regard

Témoignage | Audience au Tribunal de première instance

A Genève, le Tribunal administratif de première instance (TAPI) est la juridiction compétente en matière de droit des étrangers (1). Dans ce cadre, il statue, à raison de plusieurs audiences par semaine, sur la mise en détention administrative de personnes étrangères en vue de leur expulsion et sur la légalité d’une prolongation de ces “mesures de contrainte”. Observation d’une audience.

J’attends, je sors mon bloc-notes et mon crayon. Le détenu entre dans la pièce, escorté par deux gendarmes qui lui ôtent ses menottes. Il fait face à la seule juge et à la greffière. Derrière lui, l’avocat d’office et le représentant de la police ou de l’Office de la population. Les deux gendarmes restent dans la salle. Une salle petite, où la proximité des acteurs confère à la scène un caractère presque intime. Mais l’atmosphère policée dissimule mal l’importance des enjeux disputés dans ces murs. Dans le dos de l’avocat, le banc du public ne compte que moi. Ces audiences sont publiques, mais il y a rarement foule pour y assister. J’apprendrai par la suite que la famille du détenu, habitant le canton de Vaud, souhaitait être présente: la distance et les horaires l’en ont empêchée.

Lors de ces audiences, la situation administrative des personnes faisant l’objet d’une décision d’expulsion est examinée dans sa proportionnalité, sa nécessité et l’adéquation de l’usage des mesures de contrainte afin d’exécuter le renvoi. A l’issue de l’audience, la détention peut être ordonnée ou renouvelée.

Les mises en liberté sont très rares, je n’en ai jamais vu. Ici, le principe de priver un individu de sa liberté au seul motif qu’il ne possède pas l’autorisation de vivre en Suisse n’est pas mis en question, bien que ce soit théoriquement le but de l’audience.

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Image issue du film « Vol spécial » de Fernand Melgar

La juge commence à résumer la situation et demande à l’administré confirmation des faits. Monsieur* a 26 ans. Âgé d’un mois lors de son arrivée en Suisse, il y a passé toute sa vie. Sa famille, qui avait fui la guerre, et lui-même ont bénéficié d’un permis B Jeune adulte, des «erreurs de jeunesse» le mènent en prison pour une durée de trois ans. A sa sortie, son permis B lui est retiré. Sans titre de séjour valable, il est convoqué par les autorités pour préparer son départ vers un pays d’origine où il n’a jamais vécu et où il n’a plus de famille. Il travaille et est marié à son amie de longue date (religieusement, ne possédant pas d’autorisation de séjour, ils n’ont pu se marier officiellement). De nationalité suisse, elle est aujourd’hui enceinte de six mois. L’audience de ce jour porte sur sa mise en détention et l’organisation de son renvoi. L’homme confirme les faits, amer et las.

La parole est donnée au représentant de la police, qui plaide pour la mise en détention et évoque une date proche pour le renvoi par avion. “Monsieur est un délinquant”, son permis B lui a été retiré suite à sa peine de prison «de longue durée» (entendez une peine de plus d’un an). Son refus de quitter le pays, ainsi que son absence de collaboration à l’organisation de son renvoi justifient l’incarcération. Certes, il ne connaît que la Suisse, mais il parle la langue de son pays d’origine, il s’y est sûrement rendu en vacances une fois ou l’autre, et saura s’y débrouiller pour reconstruire sa vie. Sa compagne est enceinte? De toute façon, ils ne sont pas officiellement mariés, et elle peut toujours le suivre!

Comme bien souvent lorsque j’entends les plaidoiries des représentants de la police ou de l’OCPM, je me demande si celui-ci a conscience du degré de cynisme de ses propos.

Vient le tour de l’avocat. Il a sans doute reçu le dossier de son nouveau client la veille ou le jour même de l’audition, une constante de ces audiences. Pourtant, il est prêt. Soulignant les innombrables attaches (familiales, amicales, professionnelles) de son client au territoire helvétique et le fait que son pays d’origine, démembré depuis, refuse de le reconnaître comme l’un de ses ressortissants, il demande la libération immédiate de son client.

Le temps des délibérations arrive, nous sortons de la salle. La juge, seule, pèse les pour et les contre. Après 45 minutes d’attente, l’huissier nous fait à nouveau entrer pour entendre le verdict : l’ordre de mise en détention est confirmé, un vol de «retour» est agendé pour le mois suivant. Mes yeux se ferment. Je prends une profonde inspiration et les rouvre sur cette réalité si absurde.

ANOUK PIRAUD
Anouk Piraud écrit en tant que bénévole de la LSDH.
Elle effectue actuellement un stage de 6 mois à Vivre Ensemble.

* Personnage et situation inspirés de faits réels.

(1) Le TAPI ne se limite pas au droit des étrangers. Il traite aussi des domaines suivants : droit fiscal, droit des constructions et de l’environnement, droit de la circulation routière, violences domestiques, assurances complémentaires à l’assurance-accidents obligatoire et expropriation pour cause d’utilité publique.

Suisse | La Détention administrative en bref

La détention administrative touche des personnes séjournant en Suisse sans autorisation, dont la demande d’asile a été rejetée ou devrait être examinée par un Etat partie au Règlement Dublin (NEM Dublin). Elle a pour objectif de permettre aux autorités d’organiser le renvoi de la personne vers son pays d’origine (ou vers le pays Dublin compétent), lorsque l’on suppose qu’elle tentera de s’y soustraire. Des règles strictes mais complexes régissent cette forme de détention. Sur l’arc lémanique, deux centres de détention sont dédiés à ce régime: les établissements concordataires de Frambois et de La Favra. Pour Genève, c’est le Tribunal administratif de première instance (TAPI) qui contrôle la légalité de la détention et peut ordonner à plusieurs reprises sa prolongation si l’expulsion n’a pas été réalisée. La durée totale de la détention ne peut excéder 18 mois (ou 7,5 mois 1 pour les transferts Dublin). Une décision qui se prend à juge unique par le tribunal depuis mai 2014. Il était accompagné de deux juges-assesseurs jusque-là. A noter également que depuis 3 ans, les affaires portées devant la juridiction en matière de mesures de contrainte ont pris l’ascenseur: 44% de hausse constatée en 2013, 56% en 2014 puis 77% en 2015. Volonté politique des autorités et du tandem Maudet-Jornot? Effet de l’augmentation du nombre de places de détention administrative avec l’ouverture de La Favra en 2013?

ANOUK PIRAUD

Source: Pourvoir judiciaire, République et Canton de Genève, Compte rendu de l’activité du pouvoir judiciaire pour 2015, pp.42-45

Voir aussi sur notre site web asile.ch “La détention administrative en Suisse

LSDH

La Ligue suisse des droits de l’Homme (LSDH) – Section Genève est une association à but non lucratif, impliquée principalement dans la défense des droits des personnes détenues. Composée entièrement de bénévoles, elle compte notamment trois commissions: l’observation de procès et des audiences du TAPI, les visites de détenus dans les centres de détention administrative et les visites individuelles en détention pénale. Envie de devenir bénévole? Pour en savoir plus: http://www.lsdh.ch/

Cet article a été publié dans le cadre du dossier de notre numéro 158 de la revue Vivre Ensemble, sur le thème de la détention administrative, qui comprend également les articles suivants:

Voir aussi sur notre site web asile.ch “La détention administrative en Suisse