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Journal d’un réfugié syrien | Garder la mémoire

Il n’y a rien à dire de ce qui est en train de se passer à Alep. Pas de commentaire à faire, aucun mot n’est à la mesure.

Billet paru dans le blog Le réfugié syrien, le 9 octobre 2016. Cliquez ici pour lire le billet sur le blog.

Je regarde les informations touts les matins : Al Jazeera, France 24, I-Télé, CNN, BBC. Je scrute les images pour voir si je connais quelqu’un parmi les blessés ou les survivants. Je cherche à reconnaître les lieux parmi les tas de ruines.

L’autre jour, Al-Jazeera a raconté l’histoire à la fois drôle et triste de cet homme, un jeune probablement âgé de 25 à 30 ans, qui a survécu à trois bombardements de suite. La première fois, l’immeuble dans lequel il habitait a été réduit en poussière. Les casques blancs l’ont retrouvé dans les décombres, ils l’ont amené à l’hôpital avant de le reconduire chez lui, ou plus vraisemblablement dans un squatt, un endroit dont les murs tenaient encore debout. Une seconde fois, il s’est retrouvé dans les décombres, les casques blancs l’en ont sorti, ils l’ont conduit à l’hôpital. Et encore une fois. Dans ce reportage, il apparaissait devant une maison qui tenait encore debout, en train de prendre le thé. C’est un casque blanc interviewé qui racontait l’histoire: « Chaque fois que nous intervenons, nous tombons sur lui ». Et le rescapé répliquait: « Tant que je ne suis pas mort, il faut bien que je rentre quelque part ».

A chaque fois que je regarde les infos, j’essaie de réveiller le souvenir des endroits que j’ai connus à Alep. J’y ai vécu entre 1989 et 2007. Durant cette période j’ai déménagé douze fois ce qui m’a permis de découvrir de nombreux quartiers, en particulier les moins favorisés. J’avais des amis qui habitaient là-bas. En fait, cette ville, je ne l’ai pas découverte par une sorte de curiosité admirative car je ne l’appréciais pas particulièrement, mais par pure curiosité. Et j’ai d’autant mieux appris à la connaître que lorsque je travaillais au Centre de la recherche, le bus qui venait nous chercher les uns et les autres pour nous emmener au travail faisait tout le tour d’Alep. De ce fait, j’en ai connu le moindre recoin au moins de vue. Al-Skkary, Al-Kallassa. Beistan-Al-Kasser, Al-Salhen, Al-Merja, Al-Shaar, Tariq-Al-Bab, tous ces quartiers du sud et sud-est…

En regardant les reportages à la télévision, je me suis rendu compte que j’avais du mal à reconnaître certains endroits. Les bombes ont brouillé mes souvenirs.

Une fois, j’ai reconnu quelqu’un parmi les Casques blancs. C’était Yasser, un jeune homme de 22 ans. Il est le fils d’Omar, qui habite dorénavant notre maison au village. Omar est issu d’une famille originaire du village mais qui vivait à Alep. Ce sont des gens brillants, quatre d’entre eux étaient médecins, un autre était capitaine et pilote d’avion de chasse, qui a été pris en otage en Israël. C’est aussi une famille touchée par l’albinisme: ils ont la peau très claire et les cheveux blancs.

Pendant la terrible répression des frères musulmans au début des années 1980, deux des frères d’Omar ont été tués. Ils s’appelaient Ahmad et Ibrahim. Le plus âgé étudiait la littérature arabe à Alep. Il a été enlevé puis assassiné. L’autre passait son bac. Il a été exécuté en pleine rue. A l’époque, Omar n’avait que 16 ans. Il était en première année au lycée. Son cousin Hachem et lui ont été arrêtés et jetés en prison. Hachem est mort en détention. Seul Omar a été libéré en 1993, après treize années d’emprisonnement. A sa sortie, il a préparé son bac, puis je l’ai croisé par hasard à l’Université, il était inscrit en Sciences éco, dans la branche administration. Voilà l’histoire d’Omar, et c’est donc son fils, Yasser, qui est aujourd’hui casque blanc à Alep. J’avais appris qu’il avait été blessé. Apparemment, il a repris du service.

Il faut que je trouve un moyen de mémoriser ces endroits que j’ai connus. Ne pas oublier les quartiers, et conserver le souvenir de mon passé. Je note des repères sur Google pour garder des traces de la vie d’avant la guerre: maisons d’amis, restaurants… J’ai commencé à le faire pour Idlib, dans la ville même et dans la province, autour de mon village. Je repère les lieux qui ont beaucoup de sens pour moi, parce qu’ils représentent des souvenirs ou des événements importants. Ils peuvent être des endroits où j’ai passé des moments agréables durant mon enfance mais aussi des endroits où une connaissance a été tuée. Ce travail, j’ai aussi décidé de le faire pour Damas.

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Je suis en train de me demander si ça vaut la peine de le faire pour Alep. Je suis tellement pessimiste que je ne sais pas ce qui est le mieux: garder la mémoire ou au contraire tout oublier. A la cadence où va le conflit, tout ce que j’ai connu n’existe déjà plus ou n’existera bientôt plus à Alep.

Comme je n’arrive pas à trancher cette question, je profite de la moindre conversation en famille pour essayer de provoquer les souvenirs. Noir sur blanc, à Alep, j’ai commencer à noter les endroits qui ont marqué ma vie.