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Plein droit | «Crise migratoire»: ce que cachent les mots

Au cours de l’été 2015, l’ouverture provisoire de possibilités concrètes d’arriver et de demander l’asile sur son territoire a fait entrer en «crise» une Union européenne qui avait depuis longtemps renoncé à prévoir l’accueil des réfugiés et des migrants.

L’article « ‘Crise migratoire’ : ce que cachent les mots » écrit par Emmanuel Blanchard et Claire Rodier a été publié dans le numéro 111 de la revue Plein droit. Cliquez ici pour consulter l’article dans son intégralité.

quelle-crise-migratoireLe terme de «crise migratoire» ou de «crise des migrants» s’est ainsi imposé dans les médias et les déclarations politiques à partir de l’été 2015. Il est généralement associé à des considérations sur «l’afflux» de réfugiés et le caractère «inédit» ou «historique» du nombre des arrivées enregistrées au cours de cette année 2015. Prendre la mesure démographique de ce phénomène implique de se détacher des stéréotypes de réfugiés représentés en «masse» (cf. les nombreux clichés inspirés de l’exode biblique, du tableau de Géricault, Le Radeau de la Méduse, aux photographies iconiques de Robert Capa). Il convient aussi de faire un sort aux statistiques le plus communément mobilisées car opportunément fournies par des acteurs dont l’intérêt réside justement dans la mise au jour d’un «péril migratoire». Ainsi, les données sur les franchissements irréguliers des frontières publiées chaque mois par Frontex sont avant tout un instrument aux mains d’une agence de gardes-frontières ayant besoin de légitimer ses demandes de moyens et de justifier son efficacité. En réalité, une partie des «entrées» présentées comme «irrégulières» ne le sont pas au sens du droit international et notamment de la convention de Genève, qui n’exige d’un demandeur d’asile ni passeport ni visa pour reconnaître son droit à obtenir protection dans l’État où il est arrivé. De plus, les chiffres rendus publics par Frontex comptabilisent les franchissements de frontières européennes et non les entrées dans l’UE (une même personne peut donc être comptée plusieurs fois au cours de contrôles successifs aux frontières extérieures, par exemple quand elle pénètre sur le territoire européen par la Grèce, qu’elle quitte en passant en Macédoine, pour y entrer à nouveau quand elle passe en Bulgarie, etc.).

Jusqu’à ce jour, il est par conséquent extrêmement difficile d’estimer le nombre de personnes «illégalisées» (par des textes et des dispositifs les empêchant de faire valoir leur droit à émigrer) ayant atteint l’Union européenne en 2015. Les statistiques d’Eurostat permettent tout juste d’évaluer le nombre de demandes d’asile déposées dans les 28 pays de l’UE: 1,3 million en 2015, dont plus d’un tiers pour la seule Allemagne ; elles ont doublé par rapport à 2014. Ce chiffre historiquement élevé [1] doit être rapporté au contexte international. L’année 2015 est aussi celle pour laquelle le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a enregistré le plus grand nombre de personnes victimes de migrations forcées dans le monde depuis les cinquante dernières années : 65 millions, toutes catégories confondues (réfugiés « enregistrés », demandeurs d’asile, personnes déplacées dans leur propre pays ou apatrides). Ce record est dû essentiellement à la permanence des conflits au Proche et Moyen-Orient : l’Irak et surtout la Syrie «fournissent» un tiers des réfugiés dans le monde. Parmi eux, près de 5 millions de Syriens ont franchi leur frontière et 7 millions sont déplacés à l’intérieur du pays. Ce record, corrélé à la proximité des zones «sources» de réfugiés, est loin de toucher à titre principal l’Europe et ses 510 millions d’habitants. La Turquie, que l’UE aimerait cantonner à un rôle de garde-frontières, a vu arriver sur son sol plus de 3 millions de Syriens depuis le printemps 2011 ; quant au Liban, c’est un tiers de sa population qui est aujourd’hui composée de réfugiés.

À trop se focaliser sur la xénophobie revendiquée des pays de la frontière orientale de l’UE, rassemblés dans le groupe de Visegrad [2], on oublie en effet que d’autres États membres se sont arc-boutés sur le renforcement des frontières comme seule réponse à apporter à l’augmentation de la demande de protection internationale. Ainsi, ces dernières années, la Grande-Bretagne s’est abritée derrière son insularité, les accords du Touquet et les barrières «anti-intrusion» toujours plus hautes du Calaisis. Bien que la «crise migratoire» ait fait la une de tabloïds dont la xénophobie ne se distingue guère de celle d’un Viktor Orban, il ne s’est pourtant rien passé outre-Manche. Dès 2003, le Premier ministre travailliste Tony Blair s’était engagé à faire diminuer de moitié le nombre de réfugiés admis en Grande-Bretagne, pays alors le plus accueillant de l’UE. Il y est parvenu et, au cours des dernières années, la demande d’asile y est restée stable.

Manuel Valls et François Hollande auraient bien voulu qu’il en soit de même en France où, en 2014, on enregistrait encore une baisse du nombre des demandes d’asile, symptomatique d’une politique assumée de non-accueil. Début 2016, le Premier ministre est même allé jusqu’à dénoncer l’irresponsabilité allemande et le président français a freiné des quatre fers devant toute tentative coordonnée visant à permettre aux exilés d’échapper aux nasses grecques ou italiennes. Les évolutions géopolitiques et les considérations diplomatiques notamment ont cependant empêché que la France ne reste totalement à l’écart d’une hausse des demandes d’asile qui touchait ses principaux voisins. L’année 2015 s’est ainsi achevée sur une augmentation de 25 % et les demandes d’asile ont quasi doublé en 6 ans, passant de moins de 50’000 en 2010 à près de 100’000 attendues en 2016. Cette progression concerne également le taux de reconnaissance du statut de réfugié qui devrait avoisiner, selon l’Ofpra, 30 % en 2016 contre moins de 15 % en 2010.

À la lecture de ces chiffres, on peut considérer que la demande d’asile atteint, avec la «crise migratoire», des niveaux historiquement élevés: le «pic de 1989 [3]», avec ses 62 000 premières demandes est ainsi dépassé. Si l’on veut raisonner en termes de comparaisons historiques, il faut se souvenir que ces mouvements de populations sont incomparables aux situations dramatiques qu’a connues le continent européen au cours de la première moitié du XXe siècle avec les dizaines de millions de personnes déplacées par les deux conflits mondiaux et leurs suites. Si l’on s’en tient à des déplacements massifs gérés sans crise majeure par la mobilisation des pouvoirs publics, on peut rappeler que les décolonisations en Afrique du Nord ont amené en métropole (bien souvent pour la première fois et non sous forme de «rapatriements») près de 1,5 million de personnes entre 1954 et 1965, dont environ 800’000 pour la seule année 1962, au moment de l’accès à l’indépendance de l’Algérie. Plus proche de nous et de la situation actuelle, en 1979-1980 la France a reçu plus 120’000 boat people vietnamiens et cambodgiens qui n’apparaissent même pas dans les statistiques de demande d’asile de l’Ofpra: ils furent en effet accueillis selon les mécanismes dits de prima facie et pris en charge dans un grand mouvement de solidarité et de mobilisation institutionnelle [4].

[1] Le précédent maximum datait de 1992 avec près de 700’000 demandes dans une UE à 15 pays membres contre 28 aujourd’hui.

[2] Formé par la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie, ce groupe a pris une position commune, en septembre 2015 contre la répartition des réfugiés par quotas au sein de l’UE proposée par le président de la Commission européenne.

[3] Luc Legoux reprend cette expression de l’époque afin de démontrer comment cette mise en scène de l’afflux fut mobilisée pour mettre en place des politiques restrictives au début des années 1990 (avec notamment l’interdiction de travailler pour les demandeurs d’asile) et alimenter une rhétorique des «faux réfugiés» permettant de justifier la diminution des taux d’accord. Luc Legoux, «La demande d’asile en France: le pic de 1989 et la théorie de la dissuasion», Revue européenne des migrations internationales, 1993, vol. 9, n° 2 [en ligne].

[4] Karine Meslin, «Accueil des boat people : une mobilisation politique atypique», Plein droit, n° 70, octobre 2006 [en ligne sur www.gisti.org].