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Notre regard

Le Courrier | Le souffle nouveau de la diaspora kurde

L’état de guerre au Kurdistan a poussé à l’exil une nouvelle génération qui reprend la lutte et tente de briser les clichés. Rencontre à Genève.

Article de Benito Perez, publié dans Le Courrier, le 2 juin 2017. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

Elle n’avait connu la guerre que dans les récits des anciens, reflets d’autant d’odyssées familiales. La génération d’Ahmet, Mahsum et Rubar n’imaginait pas qu’à son tour, elle serait contrainte à fuir le Kurdistan. Qu’elle chercherait protection en Europe, loin de cette terre et de cette lutte, inséparables marqueurs de leur identité. Depuis l’émergence du groupe Etat islamique et l’échec du processus de paix en Turquie, une nouvelle génération de réfugiés kurdes est venue en Suisse rejoindre la vieille garde arrivée lors du nettoyage ethnique de l’armée turque au début des années 1990.

Ciwanen Azad, le mouvement de la Jeunesse libre kurde, a été créé en 2013 au niveau européen pour donner une voix à cette diaspora nouvelle. A Genève, où l’organisation a fondé en décembre 2016 une nouvelle section, une trentaine de jeunes adultes, dont une dizaine de femmes, se retrouvent pour débattre de la situation au pays et, surtout, s’organiser politiquement. «Pour moi, reprendre le combat, ici, était une évidence. La cause a toujours fait partie de ma vie», témoigne Rubar, dont le père est emprisonné en Turquie.

En 1993, sa famille doit abandonner son village sous les bombardements de l’armée turque. Rubar a un an. Les fugitifs franchissent la frontière et rejoignent le camp de Makhmur, chez leurs frères du Kurdistan irakien. La guerre mettra vingt-deux ans à rattraper Rubar, dans la ville voisine d’Erbil, où il avait entamé des études en architecture.

Poursuivre la lutte
Avec son vieux complice Mahsum, au même parcours d’exilé, Rubar reprend la route, direction la Suisse. Les deux amis d’enfance y redécouvrent la vie d’un camp de réfugiés. C’est là qu’ils font la connaissance d’Ahmet, qui a fui sous la menace de devoir accomplir son service militaire dans l’armée d’occupation. Très investi dans les mobilisations qui agitent Diyarbakir, l’étudiant de 23 ans est aussi dans le viseur de la justice, accusé d’avoir détruit un véhicule de police. «J’avais entendu que la Suisse était un pays social et démocratique. Je n’ai pas été déçu», affirme le jeune réfugié, désireux de retrouver une «marge d’action politique».

A Ciwanen Azad, les réfugiés kurdo-turcs fraîchement admis constituent la base agissante. A laquelle se sont agrégés d’autres jeunes qui gravitaient autour de l’organisation «adulte» Dem Kurd. Des travailleurs et des étudiants arrivés de plus longue date, en provenance de toutes les régions du Kurdistan. Voire nés en Suisse. Un vrai choc culturel. «Il va de soi que de vivre dans un pays où le capitalisme est aussi développé engendre des transformations, notamment à travers les rapports de travail», décrit Rubar. Des contraintes économiques qui limitent l’investissement de nombreux jeunes mais pas «leur désir de lutte», nuance-t-il.

Pour Ahmet, Ciwanen Azad doit également contribuer à rattacher cette deuxième génération à sa culture. De même, les jeunes activistes espèrent instiller un peu de radicalité et d’optimisme aux organisations kurdes plus anciennes. Mieux formés que leurs aînés, sachant ce que signifie mener une lutte légale et démocratique chez eux, Ahmet et ses camarades se disent déterminés à insuffler un nouvel élan à la diaspora kurde.

Mouvement kurde méconnu
La priorité du groupe demeure néanmoins tournée vers l’extérieur de la communauté, reprend Rubar. «Nous voulons que, dans une ville internationale comme Genève, on connaisse mieux la révolution qui se déroule au Kurdistan», dit-il. Parmi les projets imaginés depuis six mois, la traduction en français d’un ouvrage d’Abdullah Oçalan, le leader emprisonné du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), occupe une place importante. Façon, pour les jeunes Kurdes d’actualiser la vision qu’en ont les Occidentaux, en insistant sur le message démocratique et autonomiste, étendard de l’actuel mouvement kurde, bien éloigné du marxisme-léninisme et du séparatisme professés durant les premières années du PKK. «Nous vivons au XXIe siècle, en pleine globalisation, cela ne fait pas sens de détruire une nation pour en créer une autre. Nous devons trouver un système qui permettre à tous de vivre en paix», affiche Rubar, sous le regard acquiesçant de ses camarades.

Au cœur des revendications, dès lors, la reconnaissance de la langue kurde mais aussi des trente-quatre autres idiomes minoritaires parlés en Turquie devient centrale. Avec sa conséquence naturelle: le droit à l’éducation en kurde et à la promotion de cette culture.

«Fondamentalement, c’est une aspiration à l’égalité, entre les peuples et entre les citoyens», résume Rubar.

Ahmet poursuit: «Longtemps, on a présenté le mouvement kurde comme terroriste, mais aujourd’hui la répression de l’Etat turc et les exactions des islamistes montrent bien qui est à l’origine de la violence. Le peuple kurde est leur victime», souligne le jeune exilé. Pour preuve de cette prise de conscience, Ahmet pointe le succès des mobilisations en Suisse contre Recep Tayyip Erdogan, processus dans lequel les Kurdes ont pu s’allier avec les démocrates turcs et des organisations suisses.

Dérive totalitaire
La répression orchestrée depuis deux ans contre le mouvement national kurde, et qui a notamment conduit des centaines d’élus du parti HDP – dont ses deux coprésidents – en prison, est l’autre grande préoccupation de Ciwanen Azad. En contact permanent avec leurs familles demeurées au pays, ils observent avec inquiétude le climat de guerre civile s’installer et le suprémacisme islamo-turc s’ériger en système totalitaire. Les quelques espaces de dissidence que les Kurdes avaient pu conquérir sont en voie de disparition, rendant l’action politique autonome impossible ou extrêmement risquée.

Or, à en croire les jeunes réfugiés, la solution militaire n’a plus la cote chez leurs compatriotes de Turquie. Sans ambiguïté, ils dénoncent les attentats «faussement» attribués par les autorités à des groupes proches du PKK, refusant la spirale des vengeances sur les civils.

De même, le mouvement des barricades mis en place à la fin de 2015 par la jeunesse du Kurdistan se voulait essentiellement défensif, bien qu’il ait donné lieu à certains affrontements armés. «Nous ne voulions pas ces violences», réagissent d’une seule voix les militants. «L’abandon du processus de paix et la répression enclenchée après son échec aux législatives de juin 2015 sont des décisions du président Erdogan», rappelle Mahsum. Assumant la présence de membres de sa famille «dans la montagne» (dans la guérilla du PKK, ndlr), il revendique «le droit de se défendre contre un gouvernement qui envoie l’armée attaquer des villes» telles que Cizre ou Diyarbakir «avec des armes lourdes, des tanks et des hélicoptères».

Des opérations que Rubar n’hésite pas à qualifier de «nettoyage ethnique» et qui ont conduit au déplacement de quelque deux millions de Kurdes que le gouvernement tenterait, selon lui, de remplacer par des réfugiés arabes venus de Syrie.

«La Turquie prend le chemin de devenir un second Iran, une nouvelle République islamique, cela ne sera profitable ni aux Kurdes ni aux Turcs ni aux Européens», s’inquiète le réfugié, qui appelle à la mobilisation internationale derrière son peuple.  Car Rubar en est convaincu: les Kurdes possèdent le seul antidote à cette évolution:

«Nos idées, nos valeurs nous immunisent contre l’islamisme. Si le monde nous soutient, nous serons un rempart infranchissable!»