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Notre regard

Reportage | Derrière l’invisibilité, beaucoup de chaleur humaine

Cela fait trois ans que l’Office fédéral des migrations (ODM) – ancêtre du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) – a transformé la caserne des Rochat en un centre fédéral d’hébergement pour hommes, d’une capacité de 120 places. L’objectif était double: reloger une partie des demandeurs d’asile du Centre d’enregistrement et de procédure (CEP) de Vallorbe et «décharger les cantons des cas traités selon les accords de Dublin ou pour ceux qui ont peu de chance d‘obtenir une admission en Suisse».

Le délai d’exploitation du cantonnement militaire arrivant à son terme le 31 mai prochain, il convient de se rendre compte des conditions de vie de ceux qui y transitent. Pour ce faire, j’ai accompagné le mardi 7 février dernier une juriste du SAJE – Service d’Aide Juridique aux Exilé-e-s – projet de l’Entraide Protestante (EPER) dans son travail auprès des résidents. Cette dernière organise des consultations juridiques bimensuelles dans une Cabane d’accueil pour requérants d’asile aux Rochat (CARAR) située non loin de l’ancienne caserne.

De la résidence surveillée à la détention, il n’y a qu’un pas

Sur le papier, le centre fédéral ne se destine pas à la détention des demandeurs d’asile. Ces derniers ont le droit de sortir selon des horaires prescrits. Néanmoins, la sécurisation de ce centre fédéral clôturé, confiée à l’agence de sécurité privée Securitas, confère aux lieux une dimension carcérale. L’entreprise gère un dispositif de sécurité étendu, constitué d’une surveillance permanente et de patrouilles régulières. Des agents sont également chargés de l’application des sanctions disciplinaires à l’encontre des «récalcitrants» qui peuvent aller jusqu’à l’expulsion des locaux, y compris en plein hiver.

Le centre est situé aux confins du canton de Vaud, à plus de 1000 mètres d’altitude. Provence, le village le plus proche du centre se trouve à six kilomètres de marche et les Rochat ne sont pas desservis par les transports publics. Cet isolement géographique ne fait que renforcer le sentiment de réclusion qui domine parmi les occupants. L’enclavement est encore plus frappant en hiver lorsque l’unique route reliant le centre au reste du canton est rendue difficilement praticable par la neige.

Les liens avec le monde extérieur sont réduits au strict minimum. Les téléphones portables sont confisqués à l’arrivée et les deux cabines téléphoniques normalement à disposition sont actuellement hors service. Chaque demandeur d’asile reçoit 3 francs d’argent de poche par jour, somme dérisoire ne permettant pas de téléphoner, ni de se déplacer, ni de passer le week-end chez des proches. Unique porte de sortie, deux précieux tickets de bus, Provence-Yverdon, sont distribués aux résidents tous les mois.

Photo: Alexis Thiry

Une cabane pour changer d’air

Une partie de la population de Provence et des environs s’est très tôt mobilisée sous l’égide de l’Association auprès des requérants d’asile de Vallorbe oecuménique et humanitaire (ARAVOH) pour trouver un lieu, à proximité du centre, au sein duquel les demandeurs d’asile pourraient se changer les idées. Il n’existe en effet aucune infrastructure dans les environs si ce n’est un restaurant très apprécié des touristes. L’armée a accepté de mettre à disposition de ces bénévoles une ancienne cabane de tir aménagée pour l’occasion en «Cabane d’accueil pour requérants d’asile».

C’est donc devenu un rituel depuis novembre 2014 : quatre fois par semaine, les demandeurs d’asile accourent vers ce qui ressemble à un refuge de haute montagne. Le jour de ma visite, ces derniers ont dû affronter une tempête de neige sur la piste de ski de fond reliant la caserne au fameux CARAR. A leur arrivée, trois bénévoles les ont accueillis avec des sourires bienveillants et du thé ou du café. Lorsque l’on pénètre dans la pièce principale, on ne peut s’empêcher de constater que le lieu est imprégné du vécu de ceux qui l’ont fréquenté. Les murs sont tapissés de nombreux poèmes et de prières laissés par des anonymes aux parcours multiples. C’est également un espace d’expression où la parole du réfugié rencontre celle du bénévole à l’oreille attentive.

La hutte est raccordée à l’électricité et même au réseau Internet, via une antenne satellite, permettant l’aménagement d’un véritable cybercafé équipé de quatre ordinateurs. En guise d’échappatoire, ces jeunes peuvent se connecter pendant une vingtaine de minutes pour parler de vive voix à un proche.

La mécanique mise en place par les bénévoles est bien huilée: la connexion est limitée à une vingtaine de minutes par personne afin que tout le monde ait une chance de communiquer avec le monde extérieur.

Tout est fait pour que ce lieu atypique demeure un espace neutre, à l’abri de toute interférence du centre. J’assiste à une scène surréaliste durant laquelle deux agents de sécurité, venus faire une ronde dans la cabane, se voient intimer l’ordre de déguerpir par une bénévole furieuse de cette intrusion.

A l’heure où l’armée s’apprête à réinvestir les Rochat, les bénévoles réfléchissent à d’autres formes d’engagement une fois que les derniers demandeurs d’asile auront été transférés vers leur canton d’attribution.

Photo: Alexis Thiry

Lutter contre un désert juridique

La durée maximale légale aux Rochat est de trois mois, à la suite desquels le demandeur d’asile est attribué à un canton, si le SEM décide d’entrer en matière sur la demande d’asile. Néanmoins, les résidents peuvent recevoir à tout moment une décision de non-entrée en matière ou une décision d’asile négative. Le SEM n’a prévu aucun système de défense juridique intra-muros pour gérer ces cas de figure.

Pour pallier cette situation, la juriste itinérante que j’accompagne déplace son bureau jusqu’au CARAR deux fois par mois. Son rôle : répondre aux questions des primoarrivants qui ont déjà passé leur premier entretien lorsqu’ils étaient encore au CEP de Vallorbe. Elle rappelle à ses interlocuteurs qu’un service d’aide juridique existe à Yverdon au sein duquel un recours peut être formé en leur nom. On mesure alors combien l’isolement géographique constitue ici un obstacle concret à l’accès à une aide juridique.

Les préoccupations des demandeurs d’asile ne sont pas toutes juridiques. Certains s’interrogent sur leur avenir professionnel en Suisse. Yannis , un jeune ivoirien, explique qu’il souhaite cultiver son savoir faire d’agriculteur. D’autres désirent simplement se confier, à l’image d’Asmat qui nous explique que sa pratique religieuse l’aide à «tenir le coup» lorsqu’une bagarre éclate. «Voilà ce qui arrive quand on entasse une population à qui on ôte toute perspective d’avenir», commentera la juriste une fois que nous serons partis.

Le centre fédéral d’hébergement des Rochat a tout d’un lieu de maintien sous contrôle. Les résidents souffrent d’importantes dégradations de leur état de santé, de leur personnalité, ainsi que des graves atteintes à leur autonomie, en raison de leur extrême isolement. Cette situation préfigure l’ouverture prochaine de grands centres fédéraux délocalisés, dans le cadre de la révision de la loi sur l’asile. A l’instar des bénévoles des Rochat, il est crucial que la société civile s’entête à apporter un semblant de normalité à tou-t-e-s ces réfugié-e-s que l’on s’efforce de rendre invisibles.

Texte et images
Alexis Thiry

Autre centre d’appoint du CEP de Vallorbe, le centre fédéral d’hébergement de Perreux à Boudry (NE) peut actuellement accueillir 250 personnes. A la différence des Rochat, cet ancien hôpital psychiatrique accueille des personnes dites «vulnérables» ainsi que des familles. Des travaux d’agrandissement sont actuellement en cours afin d’en faire un centre fédéral de procédure dans le cadre de l’entrée en vigueur de la réforme de la loi sur l’asile en 2019.