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Comptoir

Décryptage | Polémiques en Méditerranée: des clés pour comprendre

Comme chaque année lorsque le printemps rend la mer plus propice aux traversées, l’attention des médias se tourne vers la Méditerranée et les drames humains qui s’y jouent. En 2017, aux statistiques habituelles sur le nombre d’arrivées et de morts s’ajoute la polémique, alimentée par l’agence Frontex, de la possible collusion de différentes ONG effectuant des sauvetages en mer avec les trafiquants libyens. De nombreuses affirmations sans fondement ont été invalidées, et certains points méritent des précisions. Le Comptoir des médias propose quelques jalons sur les principaux enjeux du débat public: la polémique sur la possible collusion entre ONG et trafiquants; l’exigence d’un code de conduite pour les ONG; la question de «l’appel d’air» et enfin celle de la relocalisation comme mesure pour soulager l’Italie.

Collusion entre ONG et trafiquants: «C’était une hypothèse de travail»

Le 18 mai 2017, la commission d’enquête de la défense du Sénat italien conclut qu’il n’y a aucune collusion entre ONG et organisations de trafiquants (1). C’est l’épilogue d’une polémique commencée en décembre 2016 quand le Financial Times a publié un rapport confidentiel de Frontex, dans lequel l’agence européenne pour la gestion des frontières extérieures accusait les ONG actives en Méditerranée (2) de collusion avec les passeurs (3).

A la suite de ce rapport, le procureur de Catane, Carmelo Zuccaro, annonce le 17 février 2017 la création d’une task force enquêtant sur les ONG (4). Il multiplie les déclarations à la presse italienne, reprises au niveau international. Bien qu’il déclare, le 22 mars 2017 devant le tribunal de Catane, qu’il n’y a aucune preuve d’un accord entre ONG et passeurs (5), il s’adresse à la presse le mois suivant en laissant entendre le contraire (6). Le 27 avril, il affirme aussi que les ONG sont peut-être financées par des trafiquants (7). Le procureur de Syracuse, pour sa part, annonce le 2 mai qu’il n’y a pas de lien entre ONG et trafiquants (8). Le lendemain, le procureur Zuccaro clarifie que ses déclarations se fondaient sur une hypothèse de travail, sans preuves (9). Et le 21 juin 2017, c’est au tour de Frontex de démentir. Dans une lettre de Fabrice Leggeri, directeur de Frontex, à Miguel Urbán Crespo, député européen, on peut lire:

« I would like to make it clear that contrary to many statements made in the media, Frontex has never accused any NGO of colluding with people smugglers in Libya ».

Code de conduite exigé pour les ONG

Malgré ce manque de preuves, et bien que la commission de la Défense du Sénat italien ait affirmé que «les secours en mer des migrants sont nécessaires et incontournables» (10), ainsi qu’une exigence du droit de la mer (11), le Commissaire européen Avramopoulos et les ministres de l’intérieur italien, français et allemand s’accordent pour exiger des ONG un «code de conduite» pour leurs opérations de sauvetage. C’est la première d’une série de six mesures censées «soutenir l’Italie» (12).

La déclaration d’Avramopoulos et de ses collègues soulève les questions suivantes:

  • Pourquoi exiger un code de conduite d’entités auxquelles on ne reproche rien?
  • Pourquoi exiger un code de conduite alors que les ONG en ont déjà souscrit un, sous l’égide d’organisations de sauvetage en mer mondialement reconnues (13)?
  • Pourquoi exiger un code de conduite «afin d’améliorer la coordination avec les ONG opérant en Méditerranée centrale» (14), alors que «les sauvetages en mer sont déjà coordonnés par le centre de coordination des secours maritime (MRCC) de Rome, conformément à la loi maritime internationale» (15)?

Pourquoi ne pas être plus fermes avec les garde-côtes libyens? Il existe en effet des preuves de liens étroits entre ces derniers et des groupes armés et criminels (16); mais dans leur cas, l’Union européenne n’exige aucun code de conduite et propose, au contraire, de «renforcer le soutien aux garde-côtes libyens en augmentant les activités de formation et en fournissant un appui financier additionnel» (17).

Les ONG, un «appel d’air»?

La présence d’ONG en Méditerranée centrale a contribué à sauver des vies. Les analyses de Charles Heller et Lorenzo Pezzani, publiées dans le rapport Blaming The Rescuers, le démontrent clairement: Il existe une corrélation probante entre la diminution de la mortalité et la présence d’ONG dans la zone de recherche et sauvetage (SAR).

Le rôle de «sauveurs de vie» des ONG actives en Méditerranée, in Charles Heller et Lorenzo Pezzani, Blaming the Rescuers, 2017. In: Blaming the Rescuers

Cette réalité est occultée par la rhétorique de l’«appel d’air»: selon cette théorie, la présence d’ONG inciterait les migrants à quitter la Libye et les passeurs à fournir du matériel de navigation toujours moins sûr. Il faut savoir que ces accusations sont balayées, données à l’appui, par le même rapport que nous vous invitons à consulter (https://blamingtherescuers.org/). Il y est notamment fait mention du rôle qu’a joué l’Opération européenne EUNAVFOR MED, lancée le 22 juin 2015 pour contrer les trafiquants et passeurs. Elle a contribué, en détruisant les bateaux en bois utilisés pour les passages, à ce que ceux-ci soient remplacés par des canots pneumatiques.

Des accusations similaires avaient visé, à l’automne 2014, l’Opération de la marine militaire italienne Mare Nostrum. Une opération dont l’objectif principal était d’opérer des sauvetages et qu’on a souvent accusée d’avoir créé un «appel d’air». En réalité, les statistiques montrent que le nombre de traversées n’a pas diminué avec la fin de l’opération, ce qui invalide l’hypothèse de l’appel d’air (18). «La fin de Mare Nostrum a été une grave erreur. Cela a coûté des vies humaines» (19), a déclaré le Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, le 29 avril 2017 (20).

Il y a trois ans, la réponse de l’Union européenne avec la fin de Mare Nostrum et l’augmentation de la mortalité en Méditerranée a été sécuritaire, notamment via la mise en place de l’opération Triton (21). L’ennemi désigné à l’époque était le réseau de passeurs et trafiquants. Aujourd’hui, la réponse est aussi sécuritaire, mais un élément a changé: le rôle de bouc émissaire est désormais incarné par les ONG.

Or, les chercheurs s’accordent à dire que si un nombre croissant de migrants quittent la Libye, ce n’est pas en raison de la présence de navires humanitaires (facteur «pull»), mais des conditions de vie dans ce pays en proie au chaos depuis la guerre de 2011 (facteur «push»). Selon les données collectées par le HCR, IMPACT et altai consulting, la moitié des migrants et réfugiés présents en Libye n’avaient pas l’intention de quitter le pays, mais ils sont poussés à le faire en raison de l’insécurité et de l’instabilité qui règnent sur place (22). Ceci est valable également pour les personnes qui sont parties avant tout pour des questions économiques. Se sentant menacées, souvent par des factions armées, ces personnes prennent la mer, indépendamment de la présence ou non des ONG. Rappelons en outre que, dans le même rapport, il est indiqué qu’un nombre toujours plus important de mineurs non accompagnés et de femmes victimes de traite arrivent aujourd’hui en Libye.

Le mirage de la relocalisation «pour soulager l’Italie»

La majorité des mesures présentées par M. Avramopoulos pour «soutenir l’Italie» (23) s’inscrivent dans la continuité des politiques migratoires proposées par l’Union européenne ces dernières années: augmentation des retours au pays, externalisation des contrôles frontaliers et des politiques migratoires.

La sixième et dernière mesure concerne le programme de relocalisation que l’Union européenne entend «utiliser pleinement» en «accélérant le dispositif» de redistribution de demandeurs d’asile depuis l’Italie et la Grèce sur le territoire européen (24). Alors qu’il s’agirait là d’une mesure qui permettrait effectivement de soulager l’Italie, la lenteur avec laquelle les demandeurs d’asile ont pu bénéficier de ce programme font douter de son efficacité (25).

Le programme de relocalisation, qui prévoit en théorie le transfert de 106’000 personnes de Grèce et d’Italie vers d’autres pays européens (26), pourrait constituer une mesure de soutien à l’Italie à condition que les pays associés au Règlement Dublin ne continuent à charger Rome de transferts Dublin. Rappelons que pendant la seule année 2015, l’Italie a reçu 24’990 demandes de transferts Dublin depuis les 28 pays associés, dont 2180 ont été effectuées (27). Transferts de demandeurs d’asile qui neutralisent systématiquement les relocalisations depuis la péninsule. Le cas suisse étant en cela particulièrement emblématique (28).

Carte des transferts Dublin effectués depuis la Suisse et vers la Suisse en 2016 et des relocalisations depuis la Grèce et l’Italie, Agnès Stienne, collaboration Cristina Del Biaggio, Vivre Ensemble, 2017. Voir aussi l’analyse: « Transferts Dublin et relocalisation | Le mythe de la Suisse solidaire« .

Cristina Del Biaggio


Notes:

(1) ONU Italia, « Migrazioni: per commissione Difesa senato nessuna collusione Ong-trafficanti« , 18.05.2017.

(2) Il y a actuellement une douzaine de bateaux d’ONG actives dans le sauvetage de migrants en Méditerranée. Pour un historique, v. Charles Heller, « Résistance | Une mer solidaire face à une mer frontière« , juin 2017.

(3) Une de ces notes ferait état du « premier cas rapporté au cours duquel les réseaux criminels ont fait passer des migrants directement sur le navire d’une ONG ». L’Agence affirmerait aussi que les migrants auxquels les ONG avaient porté secours « refusaient souvent totalement de coopérer avec les experts de débriefing » du gouvernement italien ou de Frontex, et que certains expliquaient que c’était les ONG qui les « avaient instruits de ne pas le faire ». Source: Financial Times, 15.12.2017.

(4) Antonella Cinelli et Steve Schere, « Italian court investigates whether smugglers finance rescue boats« , 17.02.2017.

(5) Resoconto stenografico, seduta n. 41 del 22 marzo 2017 del Comitato parlamentare di controllo sull’attuazione dell’Accordo di Schengen, di vigilanza sull’attività di Europol, di controllo e vigilanza in materia di immigrazione, 22.03.2017.

(6) Fabio Albanese, « Abbiamo le prove dei contatti tra scafisti e alcuni soccoritori« , La Stampa, 23.04.2017.

(7) « Migranti, il procuratore Zuccaro: ‘Ong forse finanziate da trafficanti’. Orlando: ‘Parli con gli atti’« , 27.04.2017.

(8) « Migranti, il procuratore di Siracusa: ‘Non ci risulta alcun legame tra Ong e trafficanti’« , 02.05.2017.

(9) Nello Scavo, « Migranti e Ong. Il pm Zuccaro. ‘Ipotesi, ma nessuna prova. Però dateci norme adeguate’« , L’Avvenire, 03.05.2017.

(10) ONU Italia, « Migrazioni: per commissione Difesa senato nessuna collusione Ong-trafficanti« , 18.05.2017.

(11) « Tout capitaine est tenu, autant qu’il peut le faire sans danger sérieux pour son navire et les personnes à bord, de prêter assistance à toute personne en danger de disparaître en mer », Convention internationale de 1989 sur l’assistance, art. 10 Obligation de prêter assistance.

(12) « Migration: Déclaration conjointe du Commissaire Avramopoulos et les ministres de l’intérieur de France, d’Allemagne, et d’Italie« , 03.07.2017.

(13) Voluntary Code of Conduct for Search and Rescue Operations undertaken by civil society Non-Government Organisations in the Mediterranean Sea, février 2017.

(14) « Migration: Déclaration conjointe du Commissaire Avramopoulos et les ministres de l’intérieur de France, d’Allemagne, et d’Italie« , 03.07.2017.

(15) Voluntary Code of Conduct for Search and Rescue Operations undertaken by civil society Non-Government Organisations in the Mediterranean Sea, février 2017.

(16) Letter dated 1 June 2017 from the Panel of Experts on Libyaestablished pursuant to resolution1973 (2011) addressed to thePresident of the Security Council, 01.06.2017

(17) « Migration: Déclaration conjointe du Commissaire Avramopoulos et les ministres de l’intérieur de France, d’Allemagne, et d’Italie« , 03.07.2017.

(18) Charles Heller, « Résistance | Une mer solidaire face à une mer frontière« , Vivre Ensemble, n°163, juin 2017.

(19) « The end of Mare Nostrum was a serious mistake. It cost human lives »

(20) Speech by President Jean-Claude Juncker at the debate in the European Parliament on the conclusions of the Special European Council on 23 April: ‘Tackling the migration crisis’, 29.04.2017.

(21) Déclaration du directeur de Frontex, Frabrice Leggeri au Guardian, 22.04.2015: «Triton ne peut pas être une opération de recherche et sauvetage. (…) Ce n’est pas le mandat de Frontex, et, selon moi, ce n’est pas le mandat de l’Union européenne non plus».

(22) UNHCR, IMPACT, altai consulting, « Mixed Migration Trends in Libya: Changing Dynamics and Protection Challenges« , 2017.

(23) « Migration: Déclaration conjointe du Commissaire Avramopoulos et les ministres de l’intérieur de France, d’Allemagne, et d’Italie« , 03.07.2017.

(24) « Migration: Déclaration conjointe du Commissaire Avramopoulos et les ministres de l’intérieur de France, d’Allemagne, et d’Italie« , 03.07.2017.

(25) V. notamment: « Association Européenne pour la Défense des Droits de ‘Homme (aedh), « Relocalisation: des annonces à la réalité, une comptabilité en trompe-l’œil« , 29.05.2017.

(26) Cristina Del Biaggio (coll. Camille Grandjean-Jornod), « Où sont passés les 54’000 “relocalisés” de Hongrie?« , Vivre Ensemble, n°161, février 2017.

(27) Source: Eurostat (dernières données disponibles)

(28) Sophie Malka, « Transferts Dublin et relocalisation | Le mythe de la Suisse solidaire« , Vivre Ensemble, n°163, juin 2017.