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Comptoir

Le Courrier | Du Kafka à la sauce Dublin

Trois ans et demi après son arrivée en Suisse, un Erythréen a reçu un avis de non-entrée en matière pour sa demande d’asile. Le Collectif R dénonce une violation des accords de Dublin.

Article de Miguel Martinez, paru dans Le Courrier du 11 octobre 2017. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

[caption id="attachment_43616" align="alignright" width="300"] Le Collectif R lors de sa conférence de presse.
RADIO LFM[/caption]

Le renvoi semble inexorable. Pour «Monsieur A.», comme le nomment les milieux de défense des migrants, la décision du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) est prise. Le Collectif R dénonce une violation des accords de Dublin, et regrette que le parcours de cet exilé se soit transformé en une épopée «kafkaïenne» de quarante-deux mois. Plongée dans les méandres de l’administration suisse.

Le cas de Monsieur A., d’origine érythréenne, a pris de telles proportions que des personnalités vaudoises ont manifesté leur indignation. Le musicien Michel Bühler a ainsi critiqué «la lâcheté dont la Suisse fait preuve». A ses côtés figurent par exemple Luc Recordon (ancien conseiller aux Etats, Verts), Jean-Michel Dolivo (Ensemble à gauche) ou la professeure en philosophie politique Marie-Claire Caloz-Tschopp.

Un parcours chaotique

Tout commence en mai 2015. A. dépose alors une demande d’asile en Suisse. Le 8 septembre, le SEM rend une décision de non-entrée en matière en vertu du règlement dit «Dublin III». A. a six mois devant lui – dix-huit en cas de prolongation du délai – durant lesquels il peut être transféré en Italie, pays par lequel il a transité. Ce délai dépassé, la Suisse devra entrer en matière et examiner sur le fond sa demande d’asile. Son dossier prendra un autre chemin. Pour éviter son renvoi, A. tente sa chance aux Pays-Bas, où une nouvelle décision Dublin lui intime de quitter la Hollande pour l’Italie.

En mars 2017, soit après le délai de dix-huit mois fixé par le SEM, A. demande la réouverture de son dossier en Suisse. Or le SEM choisit d’entamer une nouvelle procédure… remettant les compteurs à zéro, et déclenchant un nouveau délai de six mois durant lequel il risque le renvoi vers l’Italie. Le Service d’aide juridique (SAJE) dénonce la manœuvre auprès du Tribunal administratif fédéral (TAF). Celui-ci confirme: le SEM n’aurait pas dû ouvrir un nouveau dossier, mais prendre en compte celui en cours. Or, en mars, la procédure de renvoi hollandaise – transmise aux services de la Confédération – est toujours valable. Elle court jusqu’au 12 juillet 2017. Le tribunal entérine donc la décision de renvoi de A., prenant en compte une disposition des accords de Dublin qui permet de s’approprier les délais d’un autre Etat membre, les Pays-Bas en l’occurrence.

«Une décision honteuse avalisée par le TAF»

Le SAJE fait une dernière demande en août 2017, car tous les sursis ont expiré. Le SEM refuse encore une fois d’entrer en matière. Un nouveau recours est déposé auprès du TAF et est déclaré irrecevable, le cas de A. ayant déjà été jugé. Problème: la première fois, la décision du tribunal était motivée par la procédure hollandaise encore valable. Celle-ci étant échue, A., devrait en toute logique voir sa demande d’asile traitée par la Suisse.

Mais, au moment de ce denier recours, c’est – étonnamment – le délai prévu par le nouveau dossier, indûment ouvert par les autorités et dénoncé par le TAF, qui fait foi. Malgré cet imbroglio, le tribunal n’entrera pas en matière, tout comme le SEM. A. devra être renvoyé. Le Service de la population vaudois (SPOP) assigne le requérant à domicile afin de procéder à son expulsion. Refusant toujours de partir en Italie, il replonge dans la clandestinité. En décembre, le nouveau délai se verra prolongé de douze mois, retardant encore d’une année le traitement de sa demande d’asile par les autorités suisses.

Au total, pas moins de quarante-deux mois de procédure auront été nécessaires pour confirmer définitivement le renvoi de ce requérant. Pierre Kohler, membre du Collectif R, dénonce «une décision du SEM avalisée de manière honteuse par le TAF, à l’encontre de sa propre jurisprudence». Et d’ajouter «qu’elle viole les droits fondamentaux et crée une nouvelle catégorie de migrants en orbite, qui ne voient jamais le fond de leur demande d’asile examinée». Il demande, par ailleurs, aux autorités vaudoises de «refuser de se rendre complices de tels dysfonctionnements et abus».

Contacté, le SEM refuse de commenter les affaires en cours, mais indique que le fameux délai de dix-huit mois peut être prolongé en cas de demande d’asile dans un autre pays membre ou devenir caduc. Le SPOP évite, lui aussi, toute déclaration sur cette affaire et rappelle que «seuls les services de la Confédération sont compétents en matière d’asile» et qu’il n’a, dans ce cas, «aucune marge de manœuvre».

Miguel Martinez