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Notre regard

Témoignage | Jusqu’où peut aller la déshumanisation de nos instances gouvernementales?

Nous publions ci-dessous la lettre ouverte de trois citoyennes mobilisées pour aider une famille frappée par un renvoi Dublin vers Nice. De nombreux réfugié-e-s y sont à la rue, la famille ne s’y était jamais rendue et n’y connait personne. Celle-ci avait émis le souhait d’être plutôt transférée dans la ville de Bellegarde, où elle pourrait trouver du soutien auprès d’amis. Sa demande n’a aucunement été prise en considération, l’obligeant à un trajet absurde à travers la France.

Ce renvoi menace l’équilibre de cette famille et la condamne à une incertitude quant à sa situation future, dénoncent les signataires, qui relèvent que jusqu’au premier rendez-vous à la préfecture de Lyon, qui peut prendre plusieurs mois, elle ne percevra aucune aide financière, une des filles sera déscolarisée, alors que l’état de santé du père risque encore de se dégrader. Dans cette lettre ouverte, Françoise de Perrot, Marie-Pierre Meystre et Nicole Andreetta expliquent comment elles ont cherché à atténuer la brutalité de ce renvoi Dublin, et interpellent les autorités genevoises quant au sens qu’elles donnent à leur statut de canton dépositaire des Conventions de Genève. 

En lien avec cette thématique, retrouvez ici le document de la RTS sur le renvoi forcé de requérants d’asile en France, diffusé le 22 octobre 2017 sur le site de la RTS.

Post Tenebras, Tenebrae

Jusqu’où peut aller la déshumanisation de nos instances gouvernementales?

Fin octobre, l’une d’entre nous fait la connaissance d’un requérant d’asile, Mr A* qui lui fait part de son désarroi. Lui et sa famille (femme, 2 fillettes l’une de 18 mois et l’autre de 8 ans) sont prévus pour un départ «volontaire» le 3 novembre pour Nice. Une assistante sociale leur a dit: «Il n’y a plus rien à faire!».

Mr A ne connaît personne à Nice, il n’a pas de contact, il est désemparé.

Comment mettre sa famille en sécurité en France, lui procurer un toit?

Depuis leur arrivée en Suisse, ils vivent dans l’incertitude de pouvoir rester dans notre pays. Il est à relever que Mr A a développé un diabète  et tend à avoir une tension artérielle trop élevée. De ce fait il est médiqué et l’objet de contrôles réguliers. Suite à une amélioration de son état de santé, la procédure de renvoi en vertu des accords de Dublin a été mise en route. Depuis la réception de cet avis de renvoi vers la France, son état de santé tend à se péjorer (sa tension: 160 pour un homme de moins de 40 ans). Un bulletin médical doit être fourni aux autorités.

Rencontre

Nous décidons d’aller à la rencontre de  cette famille comme elle en a exprimé le désir. La famille A se décrit très heureuse dans son container aménagé. C’est simple, confortable et bien chauffé. Des liens se sont tissés avec les autres familles du centre. Leur fillette de 8 ans va à l’école du village, elle s’y est faite des ami-e-s. Les enseignants reconnaissent les progrès qu’elle a faits depuis la rentrée et soulignent sa volonté d’apprendre. Le container est rempli de vêtements qui jonchent le sol dans un coin. Mr A explique qu’il a essayé d’obtenir pour chacun d’eux des habits chauds auprès du vestiaire CSP-Caritas. Comment vont- ils empaqueter tout cela? La compagnie low cost, avec laquelle le renvoi sur Nice sera organisé, n’autorise qu’une quantité de bagages limitée. Et de nous montrer la batterie de cuisine acquise peu à peu, la poussette de la plus jeune, etc. Faudra-t-il tout racheter ailleurs? Madame A nous offre une boisson de chez eux.

Beaucoup d’inquiétude

Mr A précise qu’il a voulu un départ «volontaire». La famille ne s’opposera pas à son renvoi car elle a assisté à des départs musclés. Eux et d’autres habitants de ce lotissement de requérants sont restés choqués quand, un jour à 5h du matin, des policiers sont venus pour embarquer de force un homme et son fils qui habitaient en face de chez eux. Mr A revoit l’agent s’emparant du petit garçon en lui mettant une main sur les yeux –il mime la situation dramatique. Le départ de cet homme et de son enfant sera finalement ajourné. Arrivés à l’aéroport, ils n’ont pas voulu monter dans l’avion et ils sont revenus au lotissement. Mais jusqu’à quand? Emu de nouveau à l’évocation de la scène, Mr A doit respirer profondément. Il ne veut pas que ses enfants vivent une telle violence ! Aussi vont- ils partir «volontairement».

Mr A nous demande: «Mais pourquoi Nice?  Nous ne sommes pas arrivés par Nice, nous ne connaissons personne.  Nous avons dit que nous connaissions des compatriotes près de Lyon à Bellegarde mais personne ne nous a entendus». Nous comprenons que c’est à Bellegarde que la famille souhaiterait se rendre.

Nous les quittons en leur disant de prendre contact s’ils le souhaitent avec Agora pour préparer leur départ. Ils connaissent Agora: «C’est aux Tattes à Vernier, nous y sommes déjà allés. Les enfants y ont un espace de jeu, les personnes sont très gentilles». Nous les informons que de notre côté, nous allons contacter une personne d’Agora que nous connaissons pour en savoir davantage en ce qui concerne l’accompagnement à l’aéroport de Genève de personnes renvoyées en vertu des accords de Dublin qui acceptent de partir «volontairement» (cf.  Reportage de la RTS au TJ de 19h30, 22 octobre 2017). Par ailleurs, nous nous engageons à leur fournir deux valises. Mr A a renoncé à en acheter, vu leur coût.

Nous repartons de là, dans la nuit, loin de tout, en nous sentant bien perplexes.

Un réseau se met en place

La nuit peut porter conseil! L’une de nous a repensé au réseau de solidarité JRS Welcome (Jesuit Refugee Service) dans lequel sont impliqués son frère et sa belle-sœur à Dijon. Elle a contacté sa famille qui l’a mise en contact avec des responsables. Nous découvrons qu’un tel groupe existe également à Nice et qu’il travaille en réseau avec le Secours catholique. Par ailleurs, nous cherchons des possibilités d’hébergement sur Nice par le 115.  Malheureusement tout le monde nous répond que Nice est complètement saturé. Nous nous souvenons alors du reportage de la RTS où un père de famille disait qu’il dormait avec ses 2 enfants sur la plage de Nice, faute de structures d’accueil. Nous ne voulons pas donner de faux espoirs à cette famille.

Lors de la remise des valises à Mr A, celui-ci nous explicite clairement qu’ils n’ont pas l’intention de rester à Nice.

Entre temps, lui-même était allé à l’aéroport pour se renseigner. Pensant particulièrement à ses enfants, il voulait savoir comment se déroulerait le voyage. On lui a répondu qu’il y aura 2 policiers en civil et un médecin. Mr A a demandé s’ils ne pouvaient pas plutôt aller à Bellegarde. On lui a gentiment répondu que leur billet indique Nice!

Nous prenons la décision d’organiser nous-mêmes le transfert de la famille à Bellegarde. Cela signifie: veiller à ce qu’ils soient accueillis à Nice pour ensuite être redirigés sur Lyon. En effet, s’ils logent à Bellegarde, c’est à la préfecture de Lyon qu’ils devront enregistrer leur demande d’asile. Il est important de leur trouver des personnes de contact qui puissent les accompagner dans cette démarche.

En faisant des recherches, nous nous posons  la question  plus générale du pourquoi un vol un vendredi en fin de matinée alors que les bureaux officiels d’enregistrement sont fermés  le vendredi après-midi et que tout est au ralenti le week-end.

Nous leur réservons un hôtel pour une nuit à Nice. Nous achetons des billets de bus pour le lendemain pour Lyon– les trains pour Lyon étaient complets voire hors de prix avec la fin des vacances d’automne en France- ainsi que des billets de train pour Bellegarde.

Quelle épopée, quelle absurdité! Tout ce périple pour aller dans une ville à un peu plus d’une heure de Genève!

Jour du départ

Le moment venu, nous les avons accompagnés à l’aéroport et partagé une boisson ensemble. Nous leur avons remis les divers documents de voyage jusqu’à Bellegarde ainsi que le nom des personnes du «Secours catholique» qui les accompagneraient une fois arrivés à Nice. Au moment de l’enregistrement, nous avons fait connaissance d’une jeune femme médecin  venue de Zurich, chargée de les  accompagner sur le vol jusqu’à Nice; elle fera  le retour Nice-Genève- Zurich dans la journée.

Deux bénévoles  du Secours Catholique ont accueilli  et accompagné à l’hôtel  la famille A, à leur arrivée à Nice. Ils ont pris le temps de partager un moment avec eux. Le lendemain, le samedi, ils ont conduit la famille A au départ du bus. Lors de l’échange téléphonique avec un de ces bénévoles, nous avons appris que  tout s’était bien passé mais que Mr A avait eu, pendant le vol, des « palpitations » pour lesquelles la jeune femme médecin était intervenue. Qu’est-ce que cela doit être, alors, pour ceux qui sont renvoyés dans leur pays par vol spécial?!

Nous avons appris que la famille A était bien arrivée à Bellegarde. Leurs amis, une famille avec 4 enfants, étaient prêts à se serrer pour leur offrir un toit, au moins pour le début. Nous avions remis une somme d’argent à la famille A pour se retourner les premiers jours, mais qui sera vite dérisoire.

Nous nous sommes demandées:

Pourquoi ce renvoi?

Ce renvoi dit Dublin est  en totale violation  de la Convention des droits des enfants: la fillette était scolarisée et intégrée; elle ne pourra avoir accès à l’école que lorsqu’ une préfecture les recevra pour un rendez-vous et cela peut prendre plusieurs mois. Ils ne recevront aucune aide d’ici là…

A cause du renvoi, Mr A est de nouveau fragilisé dans sa santé.  En Suisse, il avait un suivi médical. La jeune femme médecin n’était là que pour la durée du vol et après?

Vont- ils pouvoir s’enregistrer à Lyon ou devront-ils retourner  s’ enregistrer à Nice?

Pourquoi ne pas les avoir écoutés- comme si leur parole était futile, sans valeur et ne pouvait pas être entendue- ce qui leur aurait évité tout ce périple absurde à travers la France, de Genève à Bellegarde en passant par Nice, Lyon, Bourg-en-Bresse? Pourquoi ne peut-on pas traiter les requérants d’asile comme des égaux? Où sont nos capacités d’empathie, notre humanité?

Pourquoi renvoyer une famille à Nice début novembre, l’hiver arrivant, quand nos autorités savent – ou peuvent savoir si elles le veulent – que l’endroit est saturé  et que de ce fait cette famille  risque fort de devoir dormir à la belle étoile  comme d’autres?

Genève est la ville dépositaire des Conventions de Genève, le siège du HCR et de nombreux autres organismes à des fins humanitaires. Sa devise est  «Post Tenebras, Lux» mais OÙ se trouve en l’occurrence la lumière? N’y a t-il que Tenebrae?!

Bien que les contraintes fédérales en matière de renvoi laissent peu de marge  de manœuvre à tout exécutif cantonal, Genève de par son statut ne doit- elle  pas montrer l’exemple, se faire plus combative et afficher une volonté politique claire sur ce dossier de renvoi? Nous pensons qu’il était possible de faire en sorte que cette famille reste dans le canton et que sa demande d’asile soit prise en compte.

Nous sommes perplexes et nous ne souscrivons pas à une telle politique de renvoi.

Marie-Pierre Maystre, Françoise de Perrot,  Nicole Andreetta.

(A*) ce nom est un nom de famille fictif.