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Notre regard

Éditorial | Dublin, sa logique, ses travers

Le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) l’annonce fièrement sur sa page web: «En matière d’asile, la politique de la Suisse poursuit un objectif clair: permettre aux personnes ayant besoin de protection d’être protégées en Suisse et s’assurer que les autres quittent le pays au plus vite.» Tel est donc le principe qui présiderait au «traitement des demandes d’asile en Suisse».

Comment dire? D-U-B-L-I-N. Ça leur dit quelque chose?

Oui, Dublin, c’est bien cela. Ce mécanisme que la Suisse adore, car il lui permet de faire «quitter le pays au plus vite» à des tas d’hommes, de femmes, d’enfants, sans s’embarrasser de leur demander s’ils ont besoin de protection. Parce que leur histoire, leurs traces de persécution ne l’intéressent pas. Opposant-e au régime des talibans, rescapé-e des bombes de Damas, des camps de torture en Érythrée ou de la traite d’êtres humains en Libye, les motifs de fuite n’ont pas voix au chapitre. Dans le fameux «traitement de la demande», il suffit au fonctionnaire d’entrer une empreinte dans le système Eurodac et bing! «NEM Dublin» [1].

Illustration: Ambroise Héritier, avril 2018 – Vivre Ensemble

Une décision qui a frappé 30% des demandes d’asile en moyenne ces 5 dernières années. Et conduit au renvoi de 25’898 personnes depuis 2009 vers un État qu’elles n’ont pas choisi comme lieu de refuge, mais où elles ont eu le malheur de poser le pied.

«Sans l’association à Dublin, la Suisse aurait dû procéder à un examen de ces demandes d’asile sur le fond, et une grande partie des requérants concernés seraient restés en Suisse pour une période prolongée», souligne le Conseil fédéral dans un récent rapport [2] vantant les avantages économiques pour la Suisse d’être dans Schengen / Dublin. Donc sans Dublin, ils auraient pu rester en Suisse de façon prolongée, simplement parce qu’ils auraient eu la possibilité d’expliquer pourquoi ils ont tout laissé derrière eux, pourquoi ils demandent une protection internationale.

Nous ne résistons pas ici au plaisir d’illustrer cette réalité par une infographie (p. 5). Elle montre que plus de trois quarts des personnes obtiennent une protection en première instance une fois leurs motifs d’asile exposés. Ce qui aurait aussi été le cas de tous ceux à qui on n’a pas donné cette chance, et le rapport le dit implicitement.

En 2017, 5843 personnes ont ainsi reçu une décision NEM Dublin. 2297 d’entre elles ont été transférées vers un État Dublin. Leur dossier est passé à la trappe sans être ouvert. Des destins suspendus, parfois broyés. Une perte d’énergie, de temps, d’argent. À l’échelle européenne, ces transferts se neutralisent, puisque logiquement, une personne finira bien par atterrir quelque part dans cet espace Dublin. Reste à savoir dans quel État et dans quel état, avec quelles perspectives pour se reconstruire, pour redémarrer une vie digne et contribuer culturellement, socialement, économiquement et politiquement à notre histoire commune!

Ces considérations n’entrent évidemment pas dans les «calculs d’économie» que représente Dublin pour la Suisse. À la société civile d’en rappeler les coûts humains, d’en contester l’inhumanité, le manque de solidarité, à l’instar de l’appel Dublin, de l’Appel d’elles (p. 2). Et de tisser des ponts avec les autres mouvements de contestation à l’échelle européenne, au moment où une nouvelle mouture de Dublin est en discussion à Bruxelles (p. 6).

SOPHIE MALKA


[1] Décision de non-entrée en matière Dublin.

[2] Conseil fédéral, « Les conséquences économiques et financières de l’association de la Suisse à Schengen », Rapport du Conseil fédéral en exécution du postulat 15.3896 du groupe socialiste, Berne, 21 février 2018.