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Notre regard

Stefania Summermatter | La « question érythréenne » entre politique et droit

Basé sur une recherche précise et documentée du droit suisse et international, ce travail retrace l’évolution juridique récente du traitement des demandes d’asile de personnes érythréennes en Suisse. La crainte de répression des personnes ayant fui l’Érythrée a été progressivement remise en question à partir de décisions tant juridiques que politiques. Dans ce pays, où règne un contrôle totalitaire de l’information, les décisions juridiques européennes récentes semblent se baser sur des informations contestables et contestées. Or, le jugement du Upper Tribunal en Grande-Bretagne contrecarre l’idée que la situation en Érythrée se serait modifiée. Il réaffirme les directives 2011 du UNHCR qui considèrent qu’il existe de réels risques en cas de retour au pays des personnes exilées.

Pour lire le travail complet de Stefania Summermater  « La question érythréenne » entre politique et droit, rédigé en 2017, cliquez ici ou sur l’image ci-contre.

À partir de ce travail, trois dates peuvent être soulignées concernant l’évolution du traitement des demandes d’asile de ressortissants érythréens en Suisse.

2005 : Arrêt de la Commission suisse en matière d’asile (CRA, ex-TAF)

La CRA a notamment jugé que les sanctions imposées par l’État érythréen aux déserteurs et aux insoumis sont «démesurément sévères» et motivées par des raisons d’ordre politique («malus absolu»). Dès lors, elle a préconisé de reconnaître le statut de réfugié à toute personne nourrissant une «crainte fondée» d’être exposée à de telles sanctions.  (p.9-10)

Cette décision s’aligne sur un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH). Des tribunaux allemands et britanniques s’étaient déjà prononcés dans ce sens.  Le taux de reconnaissance des requérants d’asile en Suisse est passé de 7% en 2005 à 84% en 2006. (p.10)

2014 : Arrêt du Tribunal administratif fédéral (TAF)

Cet arrêt détermine la nécessité de prouver la sortie illégale du territoire en le détachant d’un lien direct à la catégorie d’âge.

Cet arrêt a marqué un premier tournant dans la pratique suisse à l’égard des requérants érythréens et il a eu un impact non négligeable. Désormais, la personne qui n’arrive pas à rendre vraisemblable sa sortie illégale d’Érythrée, et qui n’a pas d’autres motifs d’asile, se voit privée de la qualité de réfugié. Ce qui se traduit par une décision de renvoi et, lorsque celui-ci est jugé illicite ou inexigible, par l’octroi d’une admission provisoire.  (p.12)

Le taux d’admissions provisoires a augmenté en conséquence de 36% en 2014 à 45% en 2015. Ce changement de pratique s’est fait au détriment de l’octroi du statut de réfugié comme le démontre le graphique ci-dessous, issu du travail de Mme Summermater:

La remise en question de la situation en Érythrée a été facilitée cette même année par une mission d’enquête controversée de l’État danois qui établit que les déserteurs pourraient régulariser leur situation vis-à-vis du régime qui se serait assoupli. (p.19)

2016 : Mission d’enquête et établissement d’un dialogue bilatéral avec Asmara

En Suisse, sur la base d’une mission d’enquête sur le terrain réalisée par le SEM [voir article Érythrée | La guerre des sources], en mars 2016, la pratique d’asile à l’égard des Érythréens a également été durcie:

Depuis juin 2016, le SEM part du principe qu’en cas de retour les citoyens érythréens ne risquent plus d’être victimes d’une persécution déterminante en matière d’asile pour le seul fait d’avoir quitté illégalement le pays. Le requérant doit donc apporter d’autres éléments pour «rendre vraisemblable» aux yeux des autorités un risque réel de persécution. Dans le cas contraire, la demande d’asile est refusée et selon l’article 44 al. 1 LAsi une décision de renvoi est prononcée. Cette mesure touche en particulier les mineurs ayant fui le pays avant même d’être entrés en contact avec les autorités en vue du recrutement et les personnes qui auraient déjà accompli le service national. Le changement de pratique du SEM a été confirmé par le TAF le 30 janvier 2017. Dans un arrêt de principe, le tribunal est arrivé à la conclusion que sa pratique constante, selon laquelle une sortie illégale d’Érythrée justifiait en soi la reconnaissance de la qualité de réfugié, ne peut plus être maintenue.  (p.21)

De juillet 2016 à juin 2017, le SEM a prononcé une moyenne de 16% de renvoi en Érythrée, alors que la moyenne s’élevait jusqu’ici à 3-4% (p.27). En mars 2016, le taux de reconnaissance de la qualité de réfugié se situait à 42% pour les Érythréens. (p.20)

Le désaveu du Upper Tribunal en Grande-Bretagne

Alors que la pratique s’était également durcie en Grande-Bretagne concernant les renvois de personnes érythréennes, le Upper Tribunal a obligé les autorités à faire marche arrière « face à l’absence d’éléments confirmant un changement, fondamental, durable et stable de la situation en Érythrée. » Les informations sur lesquelles les pays européens auraient modifié leurs pratiques seraient insuffisantes et parfois même contradictoires. (p.25)

Le tribunal anglais met notamment en avant le fait que les directives du HCR de 2011 restent valides. Celles-ci statuent que les personnes ayant quitté le pays ayant l’âge de servir sont considérées comme évadées à leur retour. Elles seraient alors exposées à des persécutions contraires à l’art.4 voir 3 de la CEDH. (p.20.) Les exemples donnés par les tribunaux ayant amené un changement de pratique de la part des autorités européennes concerneraient uniquement des personnes naturalisées ailleurs et donc moins sujettes à répression. (p.26)

Depuis avril 2018, la situation des personnes érythréennes relevant du domaine de l’asile a encore évolué à la suite d’une prise de position du SEM s’appuyant sur un arrêt du TAF d’août 2017. Celui-ci considère que les renvois vers l’Érythrée sont désormais exigibles. Or, cet arrêt est devant le Comité de l’ONU contre la torture (CAT), qui en examine la conformité avec la Convention ratifiée par la Suisse.

Sur ce point, lisez notre article Erythrée: la Suisse devant le Comité de l’ONU contre la torture

Giada de Coulon (Vivre  Ensemble)

Stefania Summermatter est  journaliste indépendante. Pour suivre son blog:www.stefaniasummermatter.com