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Notre regard

Les 3 de Briançon | La solidarité sur le banc des accusés

Le 31 mai 2018 devait s’ouvrir la première audience du procès des « 3 de Briançon ». Le tribunal correctionnel de Gap (France) a décidé de le renvoyer au 8 novembre 2018. Pour avoir participé à une marche solidaire le 22 avril dernier, Eleonora, Théo et Bastien sont poursuivis pour « aide à l’entrée d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire français » (art. L622-1 du CESEDA), avec la circonstance aggravante de « en bande organisée » (art. 132-71 du Code Pénal). Ils encourent une peine d’emprisonnement de 10 ans et une amende de 750 000 euros.
Or, c’est la constitutionnalité de ces délits dits de « solidarité » – à savoir l’aide et l’hébergement de personnes en situation irrégulière – avec le principe constitutionnel de fraternité, notamment, qui est à l’origine du report du procès. La Cour Constitutionnelle a en effet été saisie d’une question prioritaire en marge des procès de Cédric Herrou et de Jean-Pierre Mannoni, deux Français condamnés par la justice française (et en appel de leur jugement).

Le 22 avril 2018, une marche de solidarité a lieu entre Montgenèvre et Briançon en soutien aux personnes en exil qui traversent quotidiennement cette frontière. Elle fait suite aux actions menées par le groupe Génération Identitaire, qui s’était donné pour mission d’intercepter les personnes migrantes aux frontières et en avait effectivement conduit certaines à la police des frontières.

Au retour de cette marche, rassemblant près de 200 personnes exilées et solidaires, Eleonora, Théo et Bastien sont arrêtés par les forces de l’ordre dans les Hautes-Alpes en France.

D’abord placés en détention provisoire à la prison des Baumettes de Marseille, leur demande de mise en liberté conditionnelle est approuvée par le tribunal. Ils sont alors assignés à résidence en France voisine dans l’attente de leur audience le 31 mai 2018 devant le Tribunal correctionnel de Gap. Durant la détention des Trois de Briançon, plusieurs rassemblements publics se sont organisés en Suisse, en Italie et en France pour les soutenir ainsi que les personnes visées par cette incarcération.

Deux poids deux mesures

« Les identitaires auraient pu être poursuivis », titrait Mediapart [1] dans un article paru le 14 mai 2018, rendant publique une circulaire du ministère de la Justice envoyée dix jours plus tôt dans tous les tribunaux de France.

Le texte rappelle aux procureurs que les « comportements hostiles à la circulation des migrants » sont passibles de poursuites pénales. « Sans désavouer explicitement » le procureur de Gap qui a classé en moins de 24 heures l’enquête préliminaire sur l’action de Génération identitaire, poursuit Mediapart, la circulaire détaille les infractions ayant pu être commises : « Le contrôle du respect des frontières, par la surveillance visuelle ou l’édification d’obstacles, par des personnes hostiles à la circulation des migrants [ou] la reconduite à la frontière des migrants […] y compris sans violence est susceptible de constituer une immixtion intentionnelle dans les fonctions des forces de l’ordre ».

Préserver la dignité

La circulaire se conclut par les infractions pouvant être reprochées aux groupes de soutien aux migrants. « L’aide à l’entrée et au séjour irrégulier » est ainsi passible d’une peine de cinq ans de prison et d’une amende de 30 000 euros, voire plus si l’infraction est commise en réunion.

Au juge d’évaluer, en revanche, si les auteurs réunissent les conditions des « immunités » à une telle condamnation. Tel est le cas « lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinés à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ».

Fin mai, plusieurs personnalités politiques et du monde artistique ont publiquement affirmé leur soutien aux 3 de Briançon et à toutes celles et ceux qui sont actuellement mises en cause par la justice française dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde ainsi que sur le site de Politis.

JOYCE BITZBERGER

[1] Mediapart, Hautes Alpes : les identitaires auraient pu être poursuivis, 9 mai 2018


Et en Suisse ?

La criminalisation de la solidarité n’est pas l’apanage de la France. La volonté d’isoler des militants d’un mouvement collectif non plus.

En 2016, la députée tessinoise Lisa Bosia a aidé vingt-quatre personnes à entrer en Suisse irrégulièrement pour y déposer une demande d’asile. Les ONG suisses et italiennes avaient documenté des refoulements par les gardes-frontières de personnes cherchant à rejoindre leurs proches en Suisse, résultant en un camp à ciel ouvert à Côme. Parmi eux, des mineurs.

Lisa Bosia reste convaincue de la légitimité de son geste. Elle a été condamnée à payer 8800 francs avec sursis et 1000 francs d’amende. Depuis, raconte-t-elle dans le reportage (RTS, Infrarouge, 30 mai 2018), elle peine à trouver du travail, reçoit des lettres de menace. Elle estime que ce jugement « n’était pas une condamnation déshonorable ».

En 2014, dans le canton de Vaud, le collectif Droit de rester appelait à signer l’appel
 « Nous soussigné-e-s, désobéissons à une loi inhumaine… », lancé suite à une intervention musclée de la police chez une « marraine » ayant hébergé une femme vulnérable et ses enfants menacés d’un renvoi Dublin Italie.

Les signataires assumaient « [de] désobéi[r] à l’art. 116 de la Loi fédérale sur les étrangers qui punit « l’incitation au séjour illégal » d’une peine allant jusqu’à un an, voire cinq ans de prison lorsqu’une telle action est commise dans le cadre d’un groupe ou d’une association de personnes ».

Ils y rappelaient aussi que jusqu’en 2008, la loi reconnaissait des « mobiles honorables » pouvant exempter de peine l’auteur d’un tel acte. Avec la révision de la loi sur les étrangers, cette mention a disparu, déplaçant ainsi la frontière de la légalité. Mais les motivations présidant à un acte solidaire sont restées les mêmes. A ceci, un Parlement ne pourra rien changer.

SOPHIE MALKA