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Nou[s]velles du CSP | L’abus de la volonté populaire

Ce dimanche 25 novembre 2018, l’UDC appelle à dire « non aux juges étrangers ». Que cache ce titre accrocheur? Dans la dernière édition de “Nou[s]velles”, Rémy Kammermann rappelle les dangers que dissimule l’initiative de l’UDC. La Cour européenne des droits de l’homme, qui est clairement visée par le texte, « n’est pas étrangère, c’est une institution voulue par la Suisse, dans laquelle siègent également des juges suisses qui appliquent une convention adoptée par la Suisse. » Il est également souligné que l’idée selon laquelle une démocratie est uniquement fondée sur la volonté de la majorité du peuple est fausse et dangereuse; d’autres principes, tels que la séparation des pouvoir et la protection des minorités, permettent d’équilibrer les forces.

L’article « L’abus de la volonté populaire  » de Rémy Kammermann est paru dans le journal Nou[s]velles du Centre Social Protestant (CSP) Genève, édition n°4, Novembre 2018 (p.7), qui peut être consulté en ligne ici.

A lire sur le même sujet l’article publié par Sophie Malka sur asile.ch le 13 novembre 2018, Initiative de l’UDC: Anti-démocratique, anti-droits humains.

« Non aux juges étrangers » : il faut le reconnaître, l’UDC a trouvé là un titre accrocheur pour son initiative du 25 novembre. En effet, qui pourrait trouver à redire à une telle déclaration d’indépendance, faisant écho à notre mythique pacte fédéral et semblant vouloir nous défendre contre une ingérence pernicieuse de technocrates étrangers. La démocratie suisse est-elle donc menacée par la Cour européenne des droits de l’homme ? La volonté du citoyen suisse est-elle bafouée par la Convention ? Ce genre d’affirmations outrancières repose sur l’idée, de plus en plus en vogue, qu’une démocratie n’est fondée que sur la volonté de la majorité du peuple et que tout ce qui s’oppose à cette volonté sacrée est antidémocratique.

[caption id="attachment_50844" align="alignright" width="554"] © Shutterstock[/caption]

C’est une idée fausse et extrêmement dangereuse qu’il faut combattre en rappelant sans cesse que la démocratie ne se résume pas à la volonté populaire, mais qu’elle repose également sur d’autres principes qui permettent d’équilibrer les forces, telles que la séparation des pouvoirs et la protection des minorités.

Sans ces contre-pouvoirs, la volonté populaire deviendrait rapidement la « dictature du peuple », de sinistre mémoire, qui permet tous les excès au nom de la majorité. En effet, qu’est-ce qui empêcherait, par exemple, une majorité de Suisses de décider d’exclure les Appenzellois du droit de vote ? Si le seul pouvoir est celui de la majorité, rien n’interdirait une telle loi. Cet exemple peut paraître absurde : les Suisses sont un peuple sensé qui aime ses minorités. Mais si cette minorité était rom ou musulmane, êtes-vous toujours aussi sûr qu’une initiative s’en prenant à elle serait impensable ? Pensez à l’opération « les enfants de la grand-route » qui, pendant tout le XXe siècle, a permis en Suisse d’arracher légalement des enfants tziganes à leurs parents. Plus près de nous, pensez à l’interdiction des minarets qui a clairement visé une minorité religieuse !

Les droits humains sont un antidote contre de telles dérives. Ils protègent l’individu, vous et moi, contre les excès de l’État ou d’une majorité de concitoyens qui s’en prendrait à nos droits fondamentaux. Le droit à la vie, la protection de la vie privée, la liberté religieuse, la liberté de parole, le droit à un procès équitable, pour n’en citer que quelques-uns, ne doivent pas pouvoir être supprimé, même si la majorité du peuple devait le souhaiter. Et pour mettre ces droits en œuvre, il faut des tribunaux indépendants qui n’ont pas peur de s’opposer à l’État ou à la volonté populaire lorsque cela est nécessaire.

Quelle meilleure garantie pour la protection de nos droits qu’un tribunal supranational, à l’abri des pressions politiques et des fièvres nationalistes ? C’est ainsi que la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) a été pensée au lendemain des horreurs de 39-45, quand il n’y avait aucun doute sur l’absolue nécessité de protéger les individus contre les dérives de régimes monstrueux parfois issus de la volonté populaire. La Cour européenne des droits de l’homme n’est pas étrangère, c’est une institution voulue par la Suisse, dans laquelle siègent également des juges suisses qui appliquent une convention adoptée par la Suisse.

En contestant aujourd’hui cette extraordinaire conquête de la justice contre l’arbitraire, l’UDC ne s’attaque pas aux juges étrangers, mais à l’idée même qu’un juge, étranger ou suisse, puisse contester une initiative, même acceptée par le peuple, lorsqu’elle s’en prend injustement aux droits fondamentaux des individus. C’est une remise en question d’un principe fondateur de la démocratie, celui de la séparation des pouvoirs.

Ce dénigrement des juges n’est malheureusement pas propre à la Suisse, en effet, depuis plus d’une décennie, on assiste en Europe et dans le monde à des mouvements inquiétants, qui ont porté au pouvoir des soi-disant «hommes forts» ou des partis estimant être les seuls vrais représentants du « peuple » et qui, pour imposer leurs politiques discriminatoires, s’en prennent à leurs propres juges et à la CEDH.

Il est clair que la Suisse n’échappe pas à cette vague populiste, mais quel signal catastrophique si notre pays, que beaucoup dans le monde considèrent comme la patrie des droits de l’Homme, devait être le premier Etat à tourner le dos à la Cour européenne qui est destinée à les protéger.

Une acceptation de cette initiative serait un dramatique retour en arrière et un véritable autogoal pour les citoyens soucieux de protéger leurs droits.

Rémy Kammermann
Juriste au Centre social protestant