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Notre regard

Livre | De rêves et de papiers

Un très beau récit qui nous emmène à la rencontre de ces jeunes arrivés seuls en Europe, malmenés par l’exil durant des années et se heurtant encore aux incohérences administratives et au cynisme de la bureaucratie. Tous les faits relatés sont véridiques. Cela se passe en France, mais le livre pourrait tout aussi bien s’écrire en Suisse…

L’auteure, Rozzen Le Berre, a travaillé durant un an et demi comme éducatrice dans un service d’accueil pour jeunes exilés arrivés en France sans parents. Sa tâche : accueillir, informer, encadrer ces jeunes tant qu’ils sont hébergés dans le service, en attente d’un placement en foyer, et surtout mener des entretiens dits d’évaluation pour connaître l’histoire de ces jeunes et transmettre des indications à l’autorité compétente qui décidera si la personne est réellement mineure et isolée. Sa tâche sera encore d’annoncer la bonne ou mauvaise nouvelle à l’intéressé-e, quant à l’obtention ou non d’une autorisation de séjour en France.

C’est de cette expérience, éprouvante à bien des égards, mais aussi pleine de richesses, qu’est né son livre.

Au cœur d’un petit bureau

Chaque jour, le bureau de la narratrice ne désemplit pas… Il y a les rendez-vous fixés pour les entretiens, mais aussi l’arrivée régulière de policiers amenant un jeune, qu’il faut rapidement recevoir, rassurer, informer sur la procédure.

Et puis les passages nombreux, imprévus, spontanés de ces « ados », avides de rencontres, venant demander un conseil, une aide concrète, ou simplement échanger un sourire, quelques mots, formuler un espoir, ou alors déverser leur colère, confier leurs peurs et leur désarroi… Il s’agit certainement du volet le plus beau du « job », Rozzen Le Berre ayant su prendre le temps et donner l’énergie nécessaire à cette dimension relationnelle qui va faciliter son travail et lui donner tout son sens.

Car à l’intérieur d’elle-même, c’est un mélange de sentiments. La reconnaissance d’apprendre beaucoup, de vivre des moments d’échanges particulièrement intenses, de se savoir parfois très utile; mais aussi des doutes profonds, une culpabilité latente, trop souvent un constat d’impuissance et la douleur de devoir se battre avec l’absurde.

Mettre des mots sur les souvenirs

Un jour, Rozzen Le Berre se voit réagir avec indifférence à une situation. Pour elle, c’est un signal d’alarme : commencerait-elle à trop s’habituer à la souffrance, un moyen de se protéger ? Après mûres réflexions, elle choisit de quitter ce travail qu’elle a pourtant aimé. Mais la peur de déraper est là…

Loin de son bureau, les traces de ce qu’elle y a vécu, entendu, ne la quittent pas. Un soir, elle griffonne sur un papier brouillon quatre histoires… Son talent d’écriture fait le reste…

Un récit raconté à deux voix

Une sorte de récit littéraire, plein de vie et de couleurs, de révolte et d’humour, où s’entremêlent les destins de chacun et chacune.

La première voix, la sienne, se fait l’écho de tous ces jeunes qu’elle a rencontrés, qui pour la plupart traînent avec eux d’atroces souvenirs et blessures, mais qui en dépit de tout se tiennent debout, rêvent d’avenir et sont encore capables de réagir comme de « vrais ados », dans l’impatience et les blagues. C’est un mouvement de vie qui nous emporte dans ce livre, où l’on découvre une succession d’histoires courtes, écrites avec une grande finesse d’observation et forte empathie, dans un style très coulé et imagé. Tout en rapportant la parole des autres, l’auteure exprime ses propres émotions, ses malaises, ses erreurs, avec beaucoup d’honnêteté et la volonté de comprendre. Cela l’amène à poser de vraies questions, comme celle des moyens réels et fiables pour prouver une minorité, ou encore l’absence d’une politique d’accueil pour les tout jeunes adultes, finalement contraints par les absurdités d’un système à se construire une « pseudo-minorité » pour tenter leur chance.

La seconde voix, en alternance, relate le voyage terrifiant de Soulay, un jeune Malien. Soulay a décidé de «faire l’aventure ». Il parviendra au bout de son périple et obtiendra un statut lui permettant de se reconstruire.

Un livre qui marque. Un livre écrit en hommage à tous ces jeunes exilés, mais dédié aussi aux assistantes et assistants sociaux, confrontés quotidiennement à ces réalités, en leur disant « Ne lâchez rien ».

DANIELLE OTHENIN-GIRARD