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Notre regard

Entretien | Géraldine Schwarz: « Ne pas laisser le terrain de la mémoire aux droites populistes »

Travail de mémoire et solidité de la démocratie vont de pair : c’est la thèse de la journaliste Géraldine Schwarz qui vient de recevoir le Prix 2018 du livre européen pour «Les Amnésiques», un texte qui revisite les choix de ses grands-pères, citoyens français et allemand, sous le 3e Reich.

« Les Amnésiques », Flammarion, Paris, 2017. Traduit en sept langues, dont l’allemand.

C’est en découvrant que son grand-père paternel allemand avait profité des mesures d’aryanisation pour acheter à bas prix, en 1938, une entreprise à une famille juive dont la majeure partie périra plus tard à Auschwitz que Géraldine Schwarz a commencé à s’intéresser au rôle des Mitläufer dans l’avènement et la consolidation d’une dictature. Les Mitläufer, ce sont ceux qui « marchent avec le courant »; par opportunisme, peur, conformisme ou aveuglement. Après la guerre, confronté au seul survivant de la famille décimée qui réclame réparation, son grand-père se réfugie dans le déni de ses responsabilités, une attitude symptomatique de la société allemande des années cinquante. Du côté français, son grand-père maternel, sans être pétainiste, a servi comme gendarme sous Vichy. Ces deux destins familiaux sont le point de départ d’une enquête passionnante, au fil de trois générations, sur le difficile travail de mémoire réalisé en Allemagne depuis l’après-guerre, mais aussi en France. L’auteure mêle grande et petite histoire pour s’interroger sur la responsabilité individuelle des citoyens dans les tragédies de l’histoire et sur les enseignements à en tirer pour protéger nos démocraties.

Pour Géraldine Schwarz, l’accueil réservé aux réfugiés syriens est emblématique de l’importance de ce travail effectué par les Allemands: en 2015, la société civile et l’État fédéral se sont fortement engagés pour ouvrir les portes du pays à un million de personnes. Du jamais vu en Europe. Dans l’ex-Allemagne de l’Est, le rejet des réfugiés a été beaucoup plus fort et a servi au succès du parti d’extrême droite AfD (Alternative für Deutschland) créé en 2013. Un succès révélant un ancrage démocratique encore instable dans la société de l’Est qui, sous la dictature communiste, n’a fait aucun travail de mémoire sur le passé nazi. À l’heure où une partie des Européens semble dangereusement fascinée par un discours d’extrême droite qui stigmatise la figure du migrant au profit d’une Europe chrétienne et blanche, Géraldine Schwarz préconise de mobiliser un travail de mémoire axé sur les responsabilités individuelles, afin de défendre la démocratie.

Pourquoi voyez-vous aujourd’hui une urgence à revisiter le travail de mémoire sur le passé fasciste européen ?

Avec la montée des populismes européens, on voit s’élever un discours nationaliste qui se présente comme défenseur des valeurs de l’Europe. Non pas d’une Europe des Lumières, mais d’une Europe blanche, nationaliste, chrétienne et décomplexée face aux crimes du passé. La mobilisation de certains partis contre le travail de mémoire m’alarme: l’oubli est la première étape vers l’affaiblissement de la démocratie. Des partis nationalistes comme l’AfD savent très bien que le travail de mémoire permet de former le sens critique des citoyens et d’aiguiser leur vigilance vis-à-vis du populisme. C’est précisément pour cela qu’ils y sont opposés, afin de mieux pouvoir manipuler les populations. Beaucoup de droites populistes en Europe demandent l’arrêt de la « culpabilisation de l’Europe ». Cette injonction à l’oubli va de pair avec une remise en question des valeurs des droits humains portées par le travail de mémoire depuis l’après-guerre, comme l’empathie envers les victimes. Cela se manifeste aujourd’hui notamment à travers la déshumanisation des migrants étrangers. En période de crise, les anciennes valeurs sont souvent mises à mal, et justement nous traversons une phase de grandes incertitudes. Face à la globalisation, au creusement des inégalités, à la réalité du réchauffement climatique et à la révolution informatique, nous sommes en perte de repère. Aussi les partis politiques qui offrent des réponses simples à notre crise identitaire ont-ils le vent en poupe. Surtout lorsqu’ils donnent le sentiment aux citoyens d’avoir la chance d’appartenir à une communauté privilégiée, interdite aux non-blancs, aux non-chrétiens… soi-disant supérieure, car cela nourrit le narcissisme collectif mis à mal. C’est un mécanisme de séduction bien connu qui a déjà très bien fonctionné il y a un siècle. Pour moi, le travail de mémoire et l’éducation à la démocratie sont indissociables. On apprend bien à un enfant à ne pas mettre la main dans le feu parce qu’on sait que ça brûle. Le fascisme du siècle dernier en Europe, c’est notre main dans le feu.

Aujourd’hui, il y a un sentiment de saturation mémorielle face aux crimes nazis. Sans tomber dans l’amnésie, quel travail de mémoire faut-il privilégier ?

Les Amnésiques, de Géraldine Schwarz, paru en 2017 aux Éditions Flammarion

Un travail un peu moins axé sur les victimes, et davantage sur les Mitläufer, qui contribue à développer le sens de la responsabilité individuelle et l’esprit critique. Il faut aussi enseigner le passé à travers l’histoire des citoyens lambda, ces petits destins qui se croient impuissants, mais qui peuvent, ensemble faire basculer une société d’un côté ou de l’autre. L’enjeu est de mettre en lumière les mécanismes sociopsychologiques, la peur, le conformisme, la perte de repère, l’opportunisme qui font le jeu des anti-démocrates. Afin d’apprendre à les reconnaître à temps et savoir dire non à certaines idées et mesures.

Une autre « réforme » du travail de mémoire est de cesser de charrier une mémoire uniquement négative, qui se concentre principalement sur la guerre et la Shoah. Avec mon livre je propose d’ajouter une mémoire positive, celle de la construction de la démocratie en Allemagne et en Europe, une mémoire commune aux Européens de l’Est comme de l’Ouest, celle de la victoire des peuples sur l’oppression du fascisme et du communisme. Je pense qu’ainsi on peut contribuer à rendre aux jeunes générations la fierté d’être Européens.

PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUELLE HAZAN