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The Conversation | Quand la lutte contre l’immigration irrégulière devient une question de «culture»

Sensibiliser les jeunes aux risques que représentent une immigration irrégulière, tel est le but d’une campagne lancée par l’Organisation Internationale de la Migration (OIM), qui s’inscrit plus largement dans le « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières ». Dans un article critique publié sur le site The Conversation, Antoine Pécoud, professeur de sociologie à l’Université Paris 13 revient sur l’idéologie à l’oeuvre dans ces campagnes, financées par les gouvernements européens notamment, où artistes et journalistes sont mobilisés pour « informer » la jeunesse, tranche de la population la plus concernée, sur les dangers liés à l’immigration. « Une démarche paternaliste, voire quelque peu néocoloniale, où il s’agit de diffuser des informations «objectives» à des Africains ignorants et crédules qui en manquent cruellement », relève le sociologue, pour qui « si, véritablement, les États occidentaux souhaitent s’emparer du problème de la désinformation en matière de migrations, ils pourraient commencer par financer des campagnes d’information pour contrer les innombrables fake news qui circulent sur le sujet. »

Ci-dessous l’article d’Antoine Pécoud, publié sur le site The Conversation, le 26 février 2019. Cliquez ici pour lire l’article sur le site.

Quand on pense à la lutte contre l’immigration irrégulière, ce sont des images de garde-frontières, de patrouilles en mer ou de murs qui viennent spontanément à l’esprit. Un peu partout dans le monde, les flux migratoires sont appréhendés comme des enjeux de sécurité – et en conséquence gouvernés d’une manière qui relève du maintien de l’ordre, voire de la guerre : déploiement de troupes, barbelés, drones, camps, enfermement, expulsions, etc.

C’est oublier que toute politique est également affaire d’idéologies et que, pour reprendre une expression fréquemment associée au philosophe italien Antonio Gramsci, l’usage de la force s’accompagne d’une bataille des idées, dont le but est non seulement de justifier les objectifs politiques poursuivis par les États, mais aussi d’obtenir le consentement des gouvernés. Les politiques migratoires ne font pas exception.

Le double message de Youssou N’Dour

Ainsi, en 2007, le gouvernement espagnol diffuse une vidéo au Sénégal pour convaincre les migrants potentiels de ne pas partir. Au milieu des années 2000, soit bien avant la crise actuelle en Méditerranée centrale, des migrants embarquent en pirogue des côtes de l’Afrique de l’Ouest et tentent de gagner les Canaries, situées à une centaine de kilomètres.

La vidéo montre Fatou, la mère d’un jeune homme disparu dans l’océan Atlantique. Filmée en gros plan, elle pleure la mort de son fils. Puis apparaît Youssou N’Dour, le célèbre chanteur sénégalais. Lui-même assis sur une pirogue, il tourne le dos à l’océan ; le symbole est clair, et le message à ses jeunes compatriotes l’est tout autant : ne risquez pas votre vie, votre place est en Afrique.

Le message est double. Il commence par un avertissement : attention, la migration est dangereuse. Ceux qui partent risquent leur vie. L’argument est évidemment de mauvaise foi : le danger de l’immigration irrégulière est la conséquence des politiques migratoires, qui obligent les migrants à prendre des chemins détournés et périlleux ; s’ils pouvaient simplement prendre l’avion, ils ne courraient aucun danger.

Plus moralisateur, le second argument appelle au patriotisme des migrants et les incite à rester chez eux pour contribuer à l’essor de leur pays – et tant pis si Youssou N’Dour, artiste planétaire s’il en est, n’est pas nécessairement le mieux placé pour convaincre la jeunesse sénégalaise des bienfaits de l’enracinement local.

« Ne risque pas ta vie ! »

Dix ans plus tard, en 2017, c’est la chanteuse sénégalaise Goumba Gawlo qui s’engage dans une tournée de concerts organisés par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Le but est toujours de « sensibiliser » la jeunesse à la question de l’immigration irrégulière. Une des chansons s’intitule « Bul Sank Sa Bakane bi », c’est-à-dire « Ne risque pas ta vie ».

Entrecoupé d’images de bateaux de migrants secourus en Méditerranée, le clip réunit plusieurs chanteurs de toute l’Afrique de l’Ouest et conseille aux candidats à la migration d’investir plutôt dans l’éducation. S’ils veulent vraiment partir, la chanson leur recommande de migrer légalement.

Là encore, l’argent vient d’Europe, d’Italie plus précisément, qui finance un ambitieux projet de l’OIM intitulé « Aware Migrants ». Le raisonnement est le suivant : si les Africains tentent de gagner l’Europe, c’est parce qu’ils sont ignorants. Ils ne sont pas conscients des risques, ils ne connaissent pas le sort réservé à leurs semblables, et ils croient naïvement les promesses de vie meilleure que de vils passeurs leur font miroiter. Il faut donc procéder à des campagnes de «sensibilisation» ou de «conscientisation», qui leur donneront les informations nécessaires.

Artistes, journalistes, blogueurs cooptés par l’OIM

Cette campagne s’inscrit dans un agenda global. Le «Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières», ou «Pacte de Marrakech», adopté en décembre 2018, recommande par exemple de «mener des campagnes d’information multilingues et factuelles», d’organiser «des réunions de sensibilisation dans les pays d’origine», et ce notamment pour «mettre en lumière les risques qu’il y a à entreprendre une migration irrégulière pleine de dangers».

Pour mieux convaincre les migrants potentiels, l’OIM coopte des artistes, mais aussi tous les acteurs susceptibles de toucher la jeunesse tentée par l’aventure de l’émigration. En Guinée, elle travaille avec des rappeurs, des humoristes ou des auteurs de bande-dessinée. Des journalistes et des blogueurs se voient proposer une formation pour acquérir des «informations crédibles» sur la migration. L’OIM travaille aussi avec des migrants expulsés, qui sont formés aux «techniques de communication» pour parler de leur mauvaise expérience de la migration et décourager ceux qui songent à partir.

Au Niger, ce sont des matchs de foot et des pièces de théâtre qui sont organisés afin de diffuser «des informations précises sur la migration aux migrants potentiels». Dans une démarche paternaliste, voire quelque peu néocoloniale, il s’agit de diffuser des informations «objectives» à des Africains ignorants et crédules qui en manquent cruellement.

Dans une vidéo financée par la Suisse et diffusée au Cameroun par l’OIM, on voit un jeune Africain téléphoner à son père depuis une cabine publique. Ils devisent paisiblement. Le fils se montre rassurant, parle de son inscription à l’université et le père est heureux d’apprendre que tout va pour le mieux. Mais d’autres images apparaissent : le même jeune homme est traqué par la police, il est aux abois, contraint de dormir dans la rue, réduit à la mendicité. Autrement dit, les migrants qui disent que tout va bien sont des menteurs. Il ne faut pas les croire : mieux vaut écouter l’OIM.

Savoir, et partir quand même

Dans l’optique des concepteurs de ces campagnes, les migrants sont des êtres individualistes et rationnels, des Homo œconomicus qui prennent la meilleure décision possible en fonction des informations dont ils disposent. S’ils décident de partir, c’est qu’ils n’ont pas eu accès aux bonnes infos. Mais s’ils ont la chance d’avoir accès aux informations de l’OIM, ils renonceront et resteront tranquillement chez eux – comme si la vie «à la maison» était exempte de toute forme de violence, de souffrances ou de coercition.

Ce raisonnement fait l’impasse sur le caractère structurel de l’immigration. Partir n’est pas seulement une décision individuelle prise par des personnes qui cherchent à améliorer leur sort. C’est une dynamique collective nécessaire à des pans entiers de la population : en partant, les migrants espèrent, par exemple, être en mesure d’envoyer de l’argent à leur entourage resté au pays – argent sans lequel de nombreux pays d’émigration s’effondreraient.

Il est un scénario qui n’est jamais envisagé : celui dans lequel les migrants sauraient, mais partiraient quand même. Ce scénario n’est pas improbable : la crise des migrants et les naufrages en Méditerranée ont fait l’objet d’une couverture médiatique planétaire et la téléphonie mobile connaît une très forte expansion sur le continent africain. Il est donc difficile de concevoir que personne n’en sache rien.

Diffuser une culture de l’immobilité

Les politiques de lutte contre l’immigration irrégulière sont donc un enjeu culturel, dans les deux sens du terme. Elles mobilisent les acteurs de la culture, des musiciens aux médias, et aspirent à diffuser une culture de l’immobilité qui dévalorise l’immigration et incite les gens à rester chez eux.

Le recours à la culture met indirectement en lumière une des faiblesses des politiques migratoires, c’est-à-dire leur incapacité à convaincre les premiers concernés – les migrants – de leur pertinence : quels que soient les obstacles placés sur leur route, ces derniers ne semblent pas convaincus et continuent d’essayer de migrer – au point qu’il faut user d’autres méthodes que la force pour les persuader de rester chez eux.

Si, véritablement, les États occidentaux souhaitent s’emparer du problème de la désinformation en matière de migrations, ils pourraient commencer par financer des campagnes d’information pour contrer les innombrables fake news qui circulent sur le sujet. Comme l’a en effet montré le débat sur le Pacte de Marrakech, ce n’est pas seulement en Afrique que les gens manquent d’informations sur les migrations. Mais sans doute que dans un monde inégalitaire et asymétrique, ceux qui font fausse route sont-ils toujours les plus faibles.

Antoine Pécoud