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Notre regard

Témoignage | Construire sa vie, malgré les obstacles et la bureaucratie


Bintou* est arrivée en Suisse il y a 15 ans. Originaire d’un pays de la Corne de l’Afrique, elle fuit la guerre avec ses parents étant enfant, et se réfugie dans un pays limitrophe. Elle a une vingtaine d’années lorsque, après la perte de son père, elle s’engage comme employée de maison dans un pays du Golfe. C’est là-bas qu’elle apprend le décès de sa mère. Les conditions de travail sont dures. Très dures. Bintou saisira l’opportunité de vacances en Suisse pour s’enfuir et quitter la famille pour laquelle elle travaille. Là, elle demande l’asile. S’ensuit une procédure kafkaïenne, au cœur de laquelle sa nationalité sera sans cesse contestée et durant laquelle Bintou devra composer, et s’intégrer, avec comme seul papier une « attestation de délai de départ ». Récit d’un combat.

* Prénom d’emprunt

Strong woman prevails, Dekcuf.

Son passeport ayant été retenu par ses employeurs, c’est sans document d’identité que Bintou se présente à Vallorbe. Elle annonce dès le départ son pays origine. Son discours est clair, cohérent, rendant ses motifs d’asile vraisemblables. Elle est pourtant déboutée de sa demande car on lui reproche d’avoir dissimulé sa véritable nationalité. Les autorités la soupçonnent en effet d’être originaire du pays dans lequel ses parents ont fui alors qu’elle était enfant et où elle a été socialisée. Quelques années plus tard, elle présente son passeport et son acte de naissance, obtenus auprès de son ambassade. Mais rien n’y fait. Les autorités estiment que les documents produits ne possèdent pas une valeur probante suffisante pour admettre sa véritable nationalité. Tous les documents sont là, mais aucune protection n’est accordée.

« Quand je suis arrivée ici, j’avais perdu toute ma famille, j’avais toujours des cauchemars, des souvenirs de la guerre. Et je ne comprenais pas la langue, je me sentais vraiment vulnérable, j’étais tout le temps en stress.»

Quelques années plus tard, les autorités entament des démarches en vue de la renvoyer vers le pays dont Bintou s’est toujours revendiquée comme ressortissante. Elles n’ont pourtant jamais examiné ses motifs d’asile en tenant compte de sa véritable nationalité, et semblent faire fi du danger lié au fait de renvoyer une personne dans un pays où la violence est généralisée. Une nouvelle procédure est engagée sur cette base, qui ira jusqu’au Tribunal administratif fédéral. Celui-ci constate une violation du principe de la bonne foi, Bintou ne pouvant se voir reprocher une dissimulation de sa nationalité tout en étant renvoyée vers le pays dont elle a toujours dit provenir. Le dossier repart au SEM, enjoint de procéder à de nouvelles vérifications pour déterminer sa nationalité. La décision de renvoi est suspendue, mais Bintou reste bénéficiaire d’un « permis N avec suspension du renvoi », l’équivalent d’une attestation de délai de départ. Un permis renouvelé de trois mois en trois mois.

En dépit de l’insécurité de son statut et plusieurs années de dépression, Bintou apprend le français. Encouragée et soute- nue par sa psychologue et sa juriste, elle décide de se former. Il y a un peu plus d’un an, avec le soutien d’un programme d’insertion professionnelle, elle surmonte la difficulté de trouver un emploi avec un permis précaire. Aujourd’hui, elle travaille et est indépendante de l’aide sociale. « Oui, les choses ont évolué pour moi, mais c’est trop long. Je suis toujours avec ce permis N que je dois renouveler tous les trois mois. » Et d’ajouter : « j’aimerais changer les choses, mais je ne sais pas quoi faire de plus ».

Parallèlement, Berne la convoque pour être auditionnée par des délégations des pays dont ils la supposent être originaire.

Un des entretiens a lieu avec une délégation de son pays d’origine. Celle-ci la reconnaît, ce qui laisse présager une suite positive. Mais le SEM persiste et procrastine, sans jamais rendre la décision qui s’impose pourtant à lui.

Depuis, la situation a peu évolué. Un espoir cependant, l’OCPM lui a demandé récemment de fournir la preuve de toutes ses formations et activités depuis son entrée sur le territoire. On lui a laissé entendre que cela serait en vue de l’obtention d’un permis B. Mais malgré ses 15 années de séjour, elle refuse d’y croire ou de se réjouir. « Même s’il y a de la lumière au bout du tunnel, il y a toujours quelque chose qui bloque. Il y a cette peur qui est là et qui revient sans cesse. »

L’incertitude de son avenir ne l’a pas empêchée de construire sa vie ici, mais cela reste difficile. Un sentiment de ne pas être chez soi, qui n’encourage pas à entreprendre. Avoir un permis stable, quitter ce statut prétendument temporaire, représenterait pour elle « une stabilité, une plus grande liberté. » Ces obstacles, elle a réussi à les surmonter. Elle peut être fière, elle reconnaît qu’elle s’est battue. Et elle est reconnaissante du soutien obtenu. À la fin de notre discussion, Bintou me demande à quoi servira cet article. Et d’ajouter : « Je serais heureuse si cela pouvait aider quelqu’un à garder espoir. » Il y a moins d’une semaine, sa mandataire a enfin reçu l’autorisation de séjour pour laquelle elle s’est si longtemps battue. Bintou aura passé 10 ans à l’aide d’urgence.

ANOUK PIRAUD

La revue Vivre Ensemble d’avril 2019 (VE 172) propose un dossier spécial en lien avec la Grève des femmes du 14 juin 2019:

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