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Notre regard

Éditorial | Interdiction de voyager? De l’acharnement gratuit

«La question des voyages abusifs de réfugiés reconnus dans leur pays d’origine ou de provenance est régulièrement soulevée dans des interventions parlementaires (cf. motions 15.3803 et 15.3844) et dans la presse. Conscient de ce problème, le Conseil fédéral entend proposer des mesures efficaces pour lutter contre les abus.» Conseil fédéral, mars 2018. Ce sont donc les interventions parlementaires et les médias qui ont poussé le Conseil fédéral à proposer des modifications de la législation, adoptées par les Chambres fédérales en décembre passé. Celles-ci prévoient, entres autres durcissements, l’interdiction faite aux réfugiés reconnus de voyager dans des pays limitrophes de leur pays d’origine et des mesures pour évaluer l’ampleur de présumés «abus».

Illustration : HERJI

Dans son rapport explicatif, le Conseil fédéral indique pourtant un pourcentage minime de réfugiés reconnus vivant en Suisse qui se sont vus retirer la qualité de réfugié en 2015 et 2016 au motif qu’ils se sont rendus dans leur pays d’origine. Mais il ajoute: « Ce taux relativement faible montre qu’il est nécessaire d’adopter des mesures supplémentaires en vue de déceler et prouver les abus dans ce domaine.» Une justification pour le moins spécieuse, d’autant plus lorsque l’on sait que ce chiffre inclut des personnes qui ont sciemment et ouvertement renoncé à leur statut de réfugié pour pouvoir retourner dans leur pays, par exemple suite à une pacification ou un changement de régime. À l’instar de celles et ceux ayant fui les guerres des Balkans. On est loin de l’abusif. Mais passons.

Avant même l’entrée en vigueur de ces modifications (prévue en 2020), ou d’avoir « prouvé » qu’il y a vraiment abus et ce à une échelle suffisamment large pour justifier de nouvelles mesures, le Conseil fédéral en rajoute une couche. Le 21 août, il dépose un nouveau projet de loi, ciblant toujours les réfugiés reconnus, mais aussi les personnes titulaires d’une admission provisoire. À ces dernières, il interdit désormais tout voyage hors de Suisse sauf cas de force majeure sous peine de sanction.Avec quelle justification ? « La problématique des voyages abusifs accomplis par des réfugiés reconnus dans leur pays d’origine a été abordée à maintes reprises dans le cadre d’interventions parlementaires (cf. motions 15.3803 et 15.3844) et dans les médias.» Conseil fédéral, août 2019

Un copié-collé, donc, qui prend le prétexte des deux mêmes interventions parlementaires citées,opportunément déposées en septembre 2015 en pleine « crise » dite « migratoire » (p. 7) pour restreindre les droits des concernés.

À l’époque le Conseil fédéral les avait rejetées, les jugeant « disproportionnées » et«superflues»,basées sur des «présomptions». De même, il choisit d’écouter les médias à l’affût du scoop « dévoilant » les voyages de certains Érythréens, plutôt que de se fier aux articles de fonds vérifiant et démontant l’information1. (lire aussi p. 3)

Résultat, des mesures punitives collectives dont on peine à comprendre l’intérêt pour la Suisse. Qu’apporte l’interdiction faite aux personnes titulaires d’une admission provisoire de voyager en Europe, notamment pour rendre visite à un frère,un parent, résidant en France ou en Allemagne, parce que les aléas du système Dublin les y auront bloqués ? Quel intérêt d’empêcher un enfant scolarisé de participer à un voyage scolaire ou à une compétition sportive dans un pays voisin ? Les critères déjà très restrictifs ( 3 ans de séjour en Suisse et uniquement en cas d’indépendance financière) enferment quasi-totalement cette population intramuros. Alors que dans l’Union européenne,les bénéficiaires d’une protection subsidiaire peuvent voyager dans l’espace Schengen sans restriction…

Doit-on rappeler que la majorité des personnes titulaires d’une « admission provisoire » viennent de pays en guerre ou en proie à des violences telles que leur retour mettrait leur vie en danger, aux premiers rangs desquels les Syriens, les Afghans, les Érythréens, les Somaliens ?

Ce nouveau projet, en consultation jusqu’au 22 novembre 2019, reste au final sur la ligne politique schizophrénique menée depuis plusieurs années à l’égard des titulaires du permis F. D’un côté dictée par un principe de réalité, à savoir l’intérêt d’intégrer une population dont le séjour n’a de « provisoire » que le nom: 45 % des personnes vivent en Suisse depuis plus de 7 ans et les obstacles législatifs dressés à leur présence en Suisse freinent leur insertion sur le marché du travail. Ainsi, l’assouplissement qui leur donnerait le droit de changer de canton n’est qu’un pansement pour pallier, sans résoudre, ces obstacles.

De l’autre côté, on assiste à un acharnement idéologique à réduire les droits de ces exilé-e-s, à leur faire bien sentir que leur présence parmi nous n’est que fugace. Simple exemple: l’appellation « admission provisoire », clairement identifiée par les employeurs comme un obstacle en soi à l’embauche; le Conseil fédéral refuse d’entrer en matière sur un changement de nom. Les attaques réitérées au Parlement et dans la presse n’y sont visiblement pas étrangères.

SOPHIE MALKA

[1] Swissinfo, «Polémique en Suisse. Ce qui se cache derrière les voyages présumés des Érythréens à la maison», Stephania Summermatter, 10 juin 2016