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Comptoir

Fact-cheking | Voyages de Kurdes en Syrie : Photo mensongère, accusations d’imposture infondées

L’article a fait le tour des titres de Tamedia, en Suisse romande et en Suisse alémanique début septembre. Mais la photo était mensongère et préjudiciable, l’accusation d’imposture sur les motifs d’asile sans fondement et le propos incriminait toute une communauté. Retour sur une fausse information dévoilée par le Comptoir des médias.

  • Note de la rédaction: Depuis la publication de notre article dans le journal Vivre Ensemble, la situation dans cette région de la Syrie s’est dégradée suite à l’attaque par la Turquie de cette zone sous contrôle kurde. La région qui était alors décrite dans l’article « d’un calme apparent » est à nouveau une zone de conflit. Cela renforce la nécessité de considérer l’attribution d’un statut de réfugié selon de critères strictes dans un cadre spatio-temporel donné. Et non pas de vouloir les réinterpréter plusieurs années plus tard.

 

Le Matin Dimanche 01.09.2019

« Des réfugiés kurdes passent leurs vacances en Syrie », titrait Le Matin Dimanche du 1er septembre 2019. En accroche : « ABUS – Plusieurs Kurdes habitant en Suisse romande rendent régulièrement visite à leur parenté en Syrie. Ils ne sont réfugiés que sur le papier ». La version allemande sur certains sites est plus dénonciatrice : « Asylanten verbringen Ferien in Syrien » (SonntagsZeitung, 01.09.19). Péjorative, l’appellation « Asylanten » est apparue lors de violentes campagnes anti-réfugiés de l’UDC et dans la presse de boulevard à l’encontre des déplacés des Balkans dans les années 1990…

Les deux versions ont largement été diffusées dans les titres de Tamedia. L’article avait de quoi interpeller le Comptoir des médias. Au coeur de l’actualité politique, le voyage proscrit de réfugiés et personnes admises provisoirement dans les pays d’origine fait l’objet d’un durcissement de la loi, dont la justification se trouve justement être des dénonciations dans les médias (voir éditorial). La titraille laisse croire à une pratique fréquente au sein d’une communauté. Dans son papier, l’auteur s’appuie sur le cas d’une personne, à partir duquel il extrapole à « plusieurs Kurdes ». Il les accuse d’avoir « abusé » de la Suisse – « Ils ne sont réfugiés que sur le papier » –, qualifiant le réfugié en question d’ « imposteur », activant le fameux préjugé de « faux réfugiés ». Surtout, l’article original en allemand appuie sa démonstration par une photo, présentée et légendée comme preuve de la présence en Syrie du réfugié kurde dénoncé dans l’article. Or, nous avons rapidement pu identifier que ladite photo n’a pas été prise en Syrie, mais à Genève, à la Salle des fêtes de Carouge ! Y figurent cinq personnes. Deux d’entre-elles ont les yeux cachés d’un bandeau noir – dont, selon la légende, le réfugié dénoncé – les autres figurant à visage découvert. Mais toutes sont potentiellement identifiables.

Intervention du Comptoir des médias

L’intervention du Comptoir auprès de la cellule d’enquête de Tamedia a d’abord porté sur le caractère trompeur de la légende, et des risques qu’elle fait courir aux personnes sur la photo (1) : le retrait de leur statut de réfugié par les autorités suisses, si celles-ci croient qu’elles se sont rendues dans leur pays d’origine sans une autorisation expresse comme le prévoit la loi. Ne sachant qui elles sont et quel est leur statut en Suisse, la mise en danger est claire. Tamedia, mal à l’aise, a publié un erratum concernant la légende, précisant que le cliché est effectivement localisé en Suisse. Reste que le fait que cette photo – largement diffusée sur les versions en ligne des journaux de Tamedia – ait ainsi été légendée ne peut être dissociée du contenu de l’article. En effet, dans la traduction française, l’auteur estimait que « dans le cas de Jindar D., on a accordé l’asile à un imposteur. Pour preuve, sa présence à des fiançailles et à son propre mariage à Quamichli. » En allemand, la « preuve » était supposée être la photo légendée (2). Ce qui nous amène à légitimement questionner la fiabilité de la source du journaliste – celui ou celle qui lui a fourni cette photo en la désignant comme étant située en Syrie – et à nous demander si ladite source n’était pas animée par une volonté de nuire. Cela interroge en tous cas sérieusement sur la véracité des éléments de dénonciation véhiculés par l’article.

De plus, même si l’homme en question était allé en Syrie aujourd’hui, cela ne veut pas dire qu’il a obtenu l’asile sans motif de persécution et en trompant les autorités, comme l’accuse le journaliste.

L’acte de voyager dans le pays d’origine est certes illégal : la sanction prévue est le retrait du statut de réfugié. Mais le qualifier d’« imposteur » (ce qui par extension serait le cas des « réfugiés Kurdes de Romandie » qui « ne sont réfugiés que sur le papier ») témoigne, au mieux, d’une méconnaissance de la procédure de détermination du statut de réfugié. L’obtention d’une protection par la Suisse relève d’un procédé de vérification des allégations, demandant des preuves de persécution que l’homme a certainement pu fournir lorsque l’on connaît les exactions dont ont pâti pendant longtemps les Kurdes de Syrie de la part du régime en place. L’homme avait obtenu l’asile avant la guerre en Syrie de 2011.

Aujourd’hui, la donne a changé. Une guerre civile a déconstruit les alliances passées, et la région du Nord-est du pays sous le contrôle des forces kurdes bénéficie d’un calme apparent. Le réfugié concerné étant, selon le journaliste, établi en Suisse, ce qui témoigne de sa bonne intégration, de son indépendance financière et même de sa contribution à son pays d’adoption, il aurait le droit, de lui-même, comme le font de nombreux réfugiés, de demander la révocation de son statut pour ensuite avoir le droit de voyager dans son pays d’origine en toute légalité, notamment pour rendre visite à sa famille. On peut donc lui reprocher une faute de bon sens et d’anticipation. Mais pas l’imposture, en lui prêtant de mauvaises intentions, comme le fait l’article dont la portée, sur les personnes concernées, sur la vie politique suisse, dans les réseaux sociaux, est loin d’être anodine. Raison pour laquelle nous avons estimé important d’en rectifier les faits publiquement.

GIADA DE COULON ET SOPHIE MALKA

(1) Le Mémo[ts] à l’intention des journalistes pour parler d’asile et de migration rappelle les risques – et la responsabilité qui en découle – pour les médias de rendre public et identifiable une personne concernée, sur sa procédure, sur sa sécurité en Suisse et celle de sa famille dans son pays d’origine.
(2) « Les photos le montrent dans une ambiance de fête à des fiançailles et à son propre mariage à Qamichli » (i « Fotos zeigen ihn in Festlaune bei einer Verlobungsfeier und bei seinen eigenen Hochzeit in Qamichli », trad. libre)