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Notre regard

Opinion | Médecins pour la bonne conscience?

Mandats fédéraux aux entreprises privées

Les médecins ont été utilisés, de longue date, par les pouvoirs politiques pour vernir de blanc certaines pratiques assez sombres. Même les régimes totalitaires du 20e siècle ont eu besoin d’eux pour leur bonne conscience. Les dirigeants soviétiques, par exemple, utilisaient des psychiatres pour déclarer « fous » les opposants au régime ; les responsables de l’Apartheid en Afrique du Sud demandaient à des médecins blancs, dont des Suisses (témoignage d’un ami), de déclarer «aptes à être fouettés» de jeunes adolescents noirs. Deux cas, parmi tant d’autres, plus terribles encore.

Étonnant, non? Des régimes dictatoriaux dont les prisons débordent, en quête d’une caution médicale pour les sales besognes! Je n’ai pas l’impression (les historiens me corrigeront) que les rois et les reines, du temps des monarchies absolues, s’embarrassaient d’une telle caution pour jeter des humains au cachot. Est-ce un effet de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, reformulée en 1948?

Les démocraties modernes, censées respecter les droits humains, ont d’autant plus besoin de cette couverture médicale pour le sale boulot, comme le renvoi forcé de migrants indésirables, parfois bâillonnés, ligotés et même langés. Fernand Melgar, dans son film bouleversant « Vol spécial », tente d’éveiller les consciences sur ces pratiques indignes de notre pays: incarcération de plusieurs mois sans avoir commis de délit ni avoir eu droit à un jugement, puis renvoi forcé.

Depuis le décès d’un Nigérian, survenu le 17 mars 2010, juste avant l’embarquement dans un de ces vols, des médecins sont requis pour déclarer «Fit to fly» les personnes ainsi renvoyées et sont mandatés pour accompagner ces vols. On les a vus prêts à injecter des sédatifs¹ lorsque menottes et baillons ne suffisaient plus…

Alfred Häsler, dans son livre «La barque est pleine», publié en 1967², décortique les dessous politiques et administratifs du refoulement des Juifs par la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale. Il montre bien, citations à l’appui, le soin que mettent les dirigeants de l’époque à se justifier publiquement, témoignant par-là de leur mauvaise conscience. Personnellement, en 42 ans d’exercice de la profession médicale, dont 37 comme médecin de famille, j’ai été confronté plusieurs fois à ces tentatives d’instrumentalisation.

Personnellement, en 42 ans d’exercice de la profession médicale, dont 37 comme médecin de famille, j’ai été confronté plusieurs fois à ces tentatives d’instrumentalisation.

J’ai vécu, par exemple, l’histoire suivante: Nous sommes à la fin de la guerre du Kosovo. Une famille de patients, originaire de ce pays, arrivée dans mon village dans les années 80 pour y travailler, accueille un jeune couple de cousins et leur bébé, réfugiés de guerre. Ce nourrisson est souvent malade et je viens de découvrir une grave anémie. Un oncle est tuberculeux.

Je décide d’hospitaliser l’enfant, mais rencontre des difficultés administratives, car cette famille est en principe attribuée au canton de Lucerne. Avant que je ne sois parvenu à résoudre ce problème, le jeune couple arrive, affolé: ils viennent de recevoir un ordre de renvoi dans les 48 heures. La guerre est officiellement terminée. Les bombes fument encore, les maisons sont détruites, mais l’Office fédéral des Migrations (ODM, ex-Secrétariat d’État aux migrations) juge urgent ce rapatriement.

Le père, qui souhaite rentrer, avait juste demandé un délai de quelques mois, le temps de se rendre sur place pour reconstruire un logement. Délai refusé. 48 heures, c’est court pour obtenir une dérogation pour raison médicale. Mon collègue, de langue maternelle argovienne, téléphone pour moi à l’ODM, parvient à parler au médecin responsable, qui semble com- prendre la situation et demande un rapport médical. Rapport détaillé, traduction par précaution, fax en urgence. Copie remise aux parents du bébé.

Deux jours plus tard, 4 h du matin: je suis réveillé par une voix vociférant dans une langue qui ne m’est pas familière. Je finis par comprendre qu’il s’agit d’un policier lucernois, chargé d’exécuter, avant l’aube comme toutes les exécutions, le renvoi de la jeune famille. Le père ayant brandi mon certificat médical, le policier, très contrarié, tente d’arracher, par téléphone, mon reniement. Comme je refuse fermement, en insistant sur le danger, le policier raccroche, fâché, en grommelant qu’il trouvera bien une solution.

Quelques jours plus tard, j’apprends que ce policier a fait appel, cette nuit-là, à un médecin de garde local. Ce dernier a établi un certificat attestant que ce bébé était fit to fly. Longtemps après, j’ai su que le nourrisson avait miraculeusement survécu, après 7 mois d’hôpital, dans des conditions particulièrement précaires.

Après une recherche assidue, j’ai fini par retrouver le collègue qui avait signé, sous la pression de la police, le certificat concernant ce bébé.Je lui ai écrit, de manière plutôt bienveillante, me demandant s’il avait conscience d’avoir été instrumentalisé. Il m’a remercié, très sincèrement, atterré d’apprendre l’histoire médicale de ce bébé, qu’on lui avait effectivement cachée.

De plus en plus de médecins,fort heureusement, sont devenus prudents et refusent, pour des raisons éthiques évidentes, de jouer ce rôle d’exutoire de la mauvaise conscience collective et de couverture d’autorités déboussolées.

Le système est particulièrement cynique: si les personnes refoulées sont déclarées « Fit to fly », ces médecins peuvent doubler ou tripler la mise en les accompagnant dans l’avion, au tarif de 1 000 à 1 500 francs le vol !

Ce n’est pas pour rien que le Secrétariat d’État aux Migrations lance des appels d’offres visant à confier à une entreprise privée ce genre de besogne. Ainsi est née Oseara AG, une société qui recrute des médecins mercenaires pour ce travail peu reluisant mais lucratif.

Comme l’a révélé Rafaela Roth, journaliste au Tages Anzeiger, dans son enquête³, le système est particulièrement cynique: si les personnes refoulées sont déclarées « Fit to fly», ces médecins peuvent doubler ou tripler la mise en les accompagnant dans l’avion, au tarif de 1 000 à 1 500 francs le vol ! Si ce n’est pas de l’incitation…

Faudra-t-il, une fois encore, attendre deux générations pour que notre pays, honteux, s’excuse publiquement d’avoir atteint un tel niveau d’indignité et dédommage les éventuels survivants ?

FRANÇOIS PILET
Médecin fraîchement retraité, Vouvry
francoispilet@vouvry-med.ch

1 L’administration forcée de kétamine par les médecins d’Oseara a été abandonnée fin 2012, après les critiques virulentes de l’Académie suisse des sciences médicales et de la Commission nationale de prévention de la torture.
2 Alfred A. Häsler, Das Boot is voll. Die Schweiz und die Flüchtlinge, 1933-1945, Ex Libris Verlag, Zürich, 1967. Version française : La barque est pleine. La Suisse terre d’asile ? Édition M, Zürich, 1992
3 Rafaela Roth, Aerzte ohne nötige Qualifikation begleiten Auschaffungsflüge, Tages Anzeiger, 17.01.2018