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Notre regard

Carnet de bord croisé | Le vocabulaire/novembre 2016 [5/9]

Chaque jour, du 10 décembre, Journée des droits humains, au 18 décembre, Journée internationale des migrants, Vivre Ensemble vous offre un extrait du livre Carnet de bord croisé, de Marion Dinart. Une façon de vivre le calendrier de l’Avent à travers le récit inspiré de l’accueil d’un jeune migrant non accompagné au sein d’une famille urbaine occidentale. S’y entremêle le périple de celui-ci de l’Érythrée jusqu’en Suisse. L’auteure raconte les fossés, les écueils, les fous-rires et les dimensions transculturelles de la rencontre jusqu’à l’intime de sa vie familiale. Présenté sous forme d’un écrit à quatre mains, il retrace quatre ans d’une incroyable aventure.

L’auteure Marion Dinart est née en 1972 et vit actuellement en Suisse. Active professionnellement dans le domaine de la santé, elle a précédemment vécu plus de quatre ans en mission à l’étranger, en Afrique et en Amérique latine, dans des projets de développement et de coopération. Carnet de bord croisé est son premier récit. 

Marion Dinart, Carnet de bord croisé, L’Harmattan, 2019, 20 CHF. Actuellement disponible à la Librairie du Boulevard, ainsi qu’à La Librerit. Peut-être commandé dans toutes les librairies ou en version électronique sur ce lien (10 euros)

(…) Trois fois par semaine, Nataniel arrive un peu avant l’heure du repas et s’installe à la table de la cuisine. Pendant que je prépare à manger, il effectue ses devoirs. Aujourd’hui, il a trois pages de vocabulaire portant sur les fruits. Les fiches mentionnent « cerise, framboise, fraise, pêche, abricot, raisin ». Aucun de ces fruits ne lui est connu et nous sommes en plein hiver. Pour lui permettre de comprendre, un petit dessin en noir et blanc représente, à côté de chaque mot, le fruit en deux dimensions.

Mais il ne comprend pas. Tout cela n’a aucun sens pour lui. Il ne parvient à reconnaître aucun fruit pour la simple raison qu’il ne les a jamais vus. Nous sortons nos confitures et nos conserves et lui faisons goûter ces saveurs sucrées et concentrées, à la limite de l’écœurement. Toutefois, comment décrire ou expliquer un fruit sans son odeur, sans sa texture, sans son goût au naturel ? Et puis, comment intégrer un vocabulaire qui ne représente rien pour l’apprenant ? Surtout, dans quel but ? Évidemment, il ramène un 2/10 à son évaluation quelques jours plus tard et est très déçu. De lui ; de nous aussi, sans doute, mais il ne le dit pas. Il est découragé et nous le sommes avec lui.

Quel sens donner à ses apprentissages scolaires lorsqu’ils sont si absurdes ?

La semaine suivante, la thématique de son vocabulaire de français est axée sur l’appartement et l’ameublement ; cette fois-ci, c’est la descente de lit, le bidet et le guéridon qu’il faut expliquer. Nous trions, car l’écœurement est un sentiment qui se partage à force de l’éprouver à plusieurs. Déjà la baignoire, le tiroir et le casse-noix, c’est assez : il faut mimer, montrer, visiter, s’exercer, et ça n’est pas si simple pour nous, adultes francophones. Il ne s’agit que de gestes et de mots, mais nous sommes maladroits et gênés, entravés par nos tabous.

À force de patience, les mots prennent sens et prennent forme, Nataniel se met à les utiliser, ainsi que les objets, même si persiste une maladresse touchante qui provoque parfois fous rires ou agacement.
Peu à peu, nous construisons ainsi un quotidien commun et partagé. (…)

Vous trouverez dans le prochain Vivre Ensemble notre recension du livre, ainsi que divers ouvrages à offrir ou à s’offrir. Les extraits des chapitres à retrouver sur asile.ch:

Bon de commande: Carnet de bord croisé