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Acat.ch | Campagne et pétition: « Un pays sans matins: les droits humains en Érythrée »

En Érythrée, seul le président a des droits. Le service national n’est pas une période anecdotique de l’existence, mais un service forcé de plusieurs années qui passe avant tout le reste. La liberté n’existe pas. L’arbitraire et la peur accompagnent les Érythréens du berceau à la tombe. L’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (acat) est une organisation des droits humains qui s’engage dans le monde entier pour l’abolition de la torture et de la peine de mort. Le 10 décembre 2019, elle a lancé une campagne, assortie d’une pétition, en faveur d’une politique suisse humaine envers les requérants d’asile érythréens.

L’article « Une prison de 117 000 kilomètres carrés. Un pays sans matins : les droits humains en Erythrée » a été publié le 10 décembre 2019. Il a été rédigé par Katleen De Beukeleer, campagnes & communication, de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-Suisse). Cet article accompagne le lancement de la campagne Journée des droits humains qui comporte la pétition « Pour une politique suisse humaine envers les requérants d’asile érythréens ! ». Sur le site d’acat.ch, vous trouverez également les dossiers de presse en français, allemand et italien. Des liens utiles et la présentation de la pétition avec mention des revendications formulées à Mme Karine Keller-Sutter.

 

Une prison de 117 000 kilomètres carrés. Un pays sans matins : les droits humains en Erythrée 

Ce n’est qu’après deux heures de discussion que Yonas* nous raconte avoir été emprisonné plus d’une fois dans son pays, l’Érythrée. Il était incarcéré chaque fois qu’un soldat n’avait pas envie de le laisser pénétrer dans une province voisine, malgré l’autorisation dont il disposait. Yonas le mentionne presque en passant. On sent que la prison fait partie de la vie des Érythréens. Mais un jour est marqué au fer rouge dans la mémoire de Yonas  : celui où il a vu sa mère pleurer parce que des soldats avaient détruit tous ses biens. La section militaire locale avait voulu contraindre le village entier à déménager dans une ville dotée de meilleures infrastructures. Les habitants avaient un mois pour se préparer. Mais ils refusaient de partir. Les soldats ont alors débarqué et ont détruit la maison de la mère de Yonas, à titre d’avertissement pour tout le village. Pour cet enseignant de 34 ans au tempérament doux et patient, cette exaction a été celle de trop. Son père était mort pour cette armée et voilà ce qui se produisait  ! Yonas a fui ce pays qui n’offrait ni liberté, ni avenir.

Une recherche de preuves digne d’un polar

Le régime érythréen est une dictature hermétiquemet fermée. Le pays ne montre aucune transparence, et il est extrêmement difficile de trouver des indices et des preuves de violations des droits humains. Même les rapporteurs spéciaux de l’ONU ne peuvent pénétrer dans le pays. Les comptes rendus ressemblent parfois à des polars. Les organisations de défense des droits humains basent leurs estimations sur de nombreux entretiens avec des experts, des victimes et des témoins, lesquels désirent généralement rester anonymes tant le régime est sans scrupules. Des gouvernements comme celui de la Suisse, qui voient arriver des milliers de réfugiés érythréens, veulent se faire leur propre idée de la situation. Des « fact-finding missions » sont donc organisées pour vérifier la véracité des rapports de l’ONU et des ONG. Début 2016, une délégation du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a donc visité l’Érythrée. Enfin et surtout, certains politiciens se rendent eux-mêmes dans ce pays et influencent ensuite leurs collègues décideurs et l’opinion publique à grand renfort de déclarations très en vue. C’est ce qui s’est produit en 2016, lorsque le conseiller national UDC Thomas Aeschi a notamment déclaré à l’agence de presse ATS, après un voyage en Érythrée, que les employés de restaurants et de bars astreints au service national y étaient certes mal payés, mais « pas enchaînés ». Il n’aurait pas observé d’esclavage moderne.

Liberté : une note de 2 sur 100 

Malgré des sources lacunaires, les autorités étrangères, les ONG et les journalistes s’accordent sur bien des points. Des faits sont là : la Constitution adoptée en 1997 n’est toujours pas entrée en vigueur, le Parlement ne s’est pas réuni depuis au moins 15 ans, les condamnations sans procès sont usuelles et dès la fin de la 12e année scolaire, presque toute la population doit accomplir son «  service national  », c’est-à-dire du travail forcé pour l’État  –  avec de nombreuses personnes contraintes d’effectuer un service militaire de plusieurs années, voire d’une durée indéterminée. Le salaire du service national est d’environ 500 nafkas (CHF 35.-). Avec un tel salaire, on peut donc juste s’acheter de nouveaux jeans après deux mois. Après l’accord de paix conclu entre le président Isayas Afewerki et l’Éthiopie en 2018, une limitation du service national à 18 mois a été annoncée. Rien ne s’est encore produit. Freedom House, une ONG américaine qui mesure le degré de liberté politique et de respect des droits civiques dans le monde entier, attribue à l’Érythrée la note de 2 sur 100. À ce manque de liberté s’ajoutent de nombreux problèmes quotidiens, comme la pauvreté criante ou le fait que les traitements contre le cancer sont impossibles. Sur le plan psychique aussi, mieux vaut ne pas tomber malade. Un contact de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) indique en effet que l’unique psychiatre érythréen est incarcéré depuis 14 ans.

Des torturés qui deviennent tortionnaires

Yonas habite maintenant un studio de 12 m2 en Suisse alémanique. Il se met à rire quand on lui demande combien de prisonniers se trouvaient dans sa cellule, qui faisait la taille de sa chambre actuelle. Il s’assied dans un coin, sur le sol ; son ami Tesfay* s’assied entre ses genoux relevés. « Nous sommes restés dans cette position des semaines et des mois », explique Yonas. « Nous n’avions pas le droit d’étendre nos jambes. Et si nous posions une question aux gardiens, ils nous battaient. » Un rapport onusien de 2015 sur les droits humains en Érythrée, qui comprend près de 500 pages, laisse peu de doutes : il n’y a pas que de tels peines ou traitements inhumains ou dégradants qui sont monnaie courante ; la torture l’est aussi. Elle est pratiquée dans les postes de police comme dans les prisons et les camps militaires – « de façon systématique », souligne le rapport. La torture est utilisée pour faire fléchir les réfractaires au service obligatoire, semer la terreur au sein de la population et museler l’opposition. Le rapport signale qu’il est très probable que les jeunes qui ont été torturés durant leur formation militaire se feront enseigner les tortures subies dès qu’ils seront déployés comme formateurs, gardiens de prison ou gardes-frontières, ou encore dès qu’ils mèneront des interrogatoires. Les 32 pages consacrées à la torture et leurs détails sans concessions sont une effroyable lecture. Suivent encore 15 pages sur les exécutions extrajudiciaires.


L’Érythrée en chiffres


Formation de juriste au point mort

Comme tout le reste en Érythrée, les conditions de détention ne font l’objet d’aucune enquête indépendante. « Le gouvernement érythréen n’accorde aucun accès à son système militaire, judiciaire et pénitentiaire », écrit le SEM dans un rapport de 2016 intitulé « Focus Eritrea ». L’ensemble du système judiciaire est entre les mains du président et de ses ministres. Les lois écrites n’ont que peu d’importance dans la pratique, comme l’a signalé le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) en 2015. En 2017, une experte de l’Érythrée a écrit à l’OSAR qu’il n’y avait plus de formation universitaire en droit depuis 2006.

Rattrapé dans sa fuite

Tesfay, l’ami de Yonas, n’a pas pu informer son école à temps lorsqu’il a dû accompagner sa mère, sévèrement asthmatique, dans un hôpital lointain puis rester deux semaines auprès d’elle. À 17 ans, il s’est retrouvé exclu de l’école. Motif : « Les congés non excusés ne sont pas admis. » Contraint de rejoindre le service militaire, Tesfay s’est caché dans les montagnes mais a été retrouvé et arrêté par l’armée après quelques mois. Dans « Focus Eritrea », le SEM décrit les procédés de l’armée comme suit : les réfractaires au service militaire sont le plus souvent détenus quelques mois, sans accusation ni procès, puis contraints de suivre la formation militaire dans des conditions souvent « précaires et assimilables à une détention ».
Onze mois après son arrestation, Tesfay est cependant parvenu à fuir sa prison et son pays. « On m’a tiré dessus. C’était la liberté ou la mort. » En représailles, son père a été incarcéré. Selon les recherches de l’OSAR, la pratique d’une telle « persécution réfléchie » est courante. Le père de Tesfay est resté en prison « jusqu’à ce que les soldats soient sûrs qu’ils ne pourraient plus me rattraper », explique le jeune homme.

Une paix sans suites

Le traité de paix conclu en 2018 entre l’Érythrée et sa voisine l’Éthiopie a fait germer de nombreux espoirs. Daniela Kravetz, Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Érythrée, a toutefois constaté en juin 2019 : « La situation des droits de l’homme en Érythrée demeure inchangée. » Le dernier rapport de Daniela Kravetz mentionne d’ailleurs un pays dont la politique d’asile se fait inquiétante : la Suisse.
Yonas et Tesfay ont maintenant trouvé la liberté et des perspectives d’avenir. Mais la peur demeure. Depuis sa fuite, Yonas n’a eu sa mère que trois fois au téléphone. Tesfay a plus souvent des contacts avec sa famille, mais vit dans une inquiétude constante : pour son petit frère, qui a dix ans et veut fuir ; pour son oncle, qui se cache dans les montagnes depuis douze ans ; et pour sa mère malade. « Un jour, une femme m’a demandé dans le bus : c’est juste à cause du service militaire que tu es ici ? », se souvient Tesfay. « Comment aurais-je pu lui expliquer tout cela ? » Mais le voilà qui rit de nouveau : « Ce n’est rien comparé à tout ce que j’ai vécu. »

*Nom d’emprunt

Katleen De Beukeleer, campagnes & communikation ACAT-Suisse