Aller au contenu
Notre regard

Témoignages | Stoppés en plein envol

Un nombre croissant d’Érythréen-ne-s reçoivent des décisions négatives à leurs demandes d’asile, après que le SEM, puis le TAF aient durci leur pratique à l’encontre de cette communauté en 2017. Des décisions de renvois tombent, même s’il ne peut y avoir d’expulsion forcée vers l’Érythrée faute d’accord de réadmission avec le régime d’Asmara. Conséquences de ces durcissements, les personnes déboutées se retrouvent dans une situation kafkaïenne : vivant en Suisse mais interdites de séjour, privées d’aide sociale, de mesure d’intégration, du droit de travailler ou de se former. Témoignages recueillis à Genève.

« Quand j’ai quitté l’Érythrée, les soldats ont arrêté mon père pour que je revienne. Cela fait six ans qu’il est en prison à cause de moi. Il m’a encouragé à partir, parce que je n’avais pas de liberté et pas d’avenir dans mon pays. Mais en Suisse, après quatre ans d’espoir, j’ai reçu deux décisions négatives. Je n’ai pas de liberté et pas d’avenir ici non plus», raconte Fanan*, un Érythréen de 24 ans.

Nous sommes assis dans un café genevois avec plusieurs Érythréens qui me racontent leurs parcours. Ils sont avec Marie[1], bénévole dans un groupe de soutien. Elle a commencé par donner des cours de français avec une association. Un jour, Natu*, tout juste majeur, lui montre la décision de renvoi qu’il vient de recevoir et lui annonce qu’il part en Allemagne. Un an plus tard, il est de retour: en Allemagne, la police est venue l’arrêter en pleine nuit.

Mis de force dans un avion, il a été renvoyé en Suisse, pays compétent pour traiter sa demande d’asile selon le Règlement Dublin. Natu est le premier à qui Marie a tendu la main. Aujourd’hui, elle ne les compte plus. « Quand ces jeunes ont reçu leur décision négative, ils ont pris peur et sont partis chercher une protection à l’étranger. Beaucoup n’avaient même pas d’avocat·e. Ceux qui sont renvoyés vers Genève sont affectés au dortoir de Gavard et ne reçoivent que l’aide d’urgence. Nous faisons des pieds et des mains pour qu’ils aient un logement adapté à leur jeune âge et les rescolariser. Ces jeunes sont délaissés par le système, et on ne peut pas s’occuper de tous », s’indigne Marie. Elle entreprend des démarches pour les changer de foyer et va à la rencontre des directions d’école pour essayer d’y réintégrer ceux qui sont partis, puis revenus. Exemple parmi d’autres, Yonas* a pu commencer une formation en septembre 2019 suite à ses démarches auprès du directeur d’une école professionnelle. Un cas rare, qui ne « dépend que du bon vouloir de certaines personnes », nous dit Marie. Nombre de débouté·e·s n’ont pas cette chance et doivent renoncer à leur apprentissage suite au rejet de leur demande d’asile[2].

Mebrathom*, lui, est arrivé en Suisse en 2015 à 25 ans. Après un mois à Vallorbe, il est affecté au canton de Genève et loge dans le foyer de Gavard. Il partage une chambre avec 14 personnes. Entre le bruit que font les autres et ses insomnies habituelles, Mebrathom tient à coup de somnifères. Motivé à s’intégrer malgré ces conditions, il va à la rencontre des associations locales. Il obtient rapidement des cours de français. Parallèlement, il est employé par « Genève roule », en tant que réceptionniste et nettoyeur. Grâce au réseau qu’il s’est créé, il signe un premier contrat de maraîcher en mai 2017, deux ans après son arrivée. À l’échéance de son contrat de courte durée, il est embauché pour 2018 chez un autre maraîcher, vivement recommandé par son premier employeur. Son contrat est renouvelé pour la saison suivante, ce qui lui permet de sortir de l’aide sociale. Indépendant financièrement et désireux de mener ce qu’il appelle une «vie normale», il se met à la recherche d’un logement. En mars 2019, il trouve un appartement, achète des meubles et s’y installe. « Quand j’emménage enfin chez moi, je suis fier de tout le chemin que j’ai fait. En quatre ans j’ai appris le français, rencontré des gens, trouvé un travail… J’ai tout fait pour m’intégrer et j’ai enfin ma place dans la société genevoise. Quand je regarde mon appartement, je pense que je pourrai élever mes enfants ici et je suis heureux », nous confie Mebrathom.

Laissez-les terminer leur formation !

Mardi 26 novembre, l’association «Un apprentissage – un avenir» a remis une pétition dotée de plus de 10000 signatures à la Chancellerie fédérale pour que les jeunes requérants d’asile puissent terminer leur formation entamée en Suisse, même s’ils reçoivent entre temps une réponse négative à leur demande d’asile. L’appel avait été lancé suite à la multiplication de cas de jeunes – des centaines, selon l’association – contraints d’interrompre leur apprentissage en raison du rejet de leur demande de protection. Arrivés en Suisse pour la plupart en tant que mineurs non accompagnés, certains, comme les ressortissants érythréens, ne peuvent être renvoyés dans leur pays sans leur consentement et se retrouvent stoppés dans leur cursus ou à devoir renoncer à une promesse d’embauche. Ils se retrouvent sans perspective, au régime de l’aide d’urgence. Employeurs, professionnels, familles d’accueil ont alors lancé cet appel à laisser les jeunes en apprentissage ou ayant une promesse d’apprentissage terminer leur formation. unapprentissage-unavenir.ch

ON NE ME LAISSE NI TRAVAILLER EN SUISSE, NI PARTIR DEMANDER L’ASILE DANS UN AUTRE PAYS D’EUROPE

Un bonheur de courte durée

Mais son bonheur sera de courte durée. Un mois après son déménagement, il reçoit une décision de renvoi. Il perd son droit au travail et son patron se voit obligé de le licencier. Puisqu’il a travaillé, il touche le chômage et peut continuer à payer son loyer ainsi. Mais dès février 2020, il n’y aura plus droit et a très peur de se faire expulser de son appartement, qu’il ne pourra plus payer. « On ne me laisse pas travailler alors que je suis très motivé, que j’ai un contrat et que j’ai besoin d’argent pour payer mon loyer. Si je perds mon appartement et que je retourne dans un foyer, alors je retombe à zéro, comme si je n’avais jamais rien fait ici ». Mebrathom refuse de perdre espoir. Aidé par une juriste et par son ancien patron, il entreprend des démarches auprès de l’OCPM pour obtenir une dérogation de travail, malgré son statut de débouté. Mebrathom conclut: «Il y a deux injustices. La première, c’est qu’on ne me donne pas l’asile alors que je suis un réfugié, comme tous les Érythréens. Mais la deuxième est pire encore: on ne me laisse ni travailler en Suisse, ni partir demander l’asile dans un autre pays d’Europe. Alors je suis bloqué ici à ne rien faire et je pense toute la journée à quel point mon rêve d’avoir une vie normale est foutu.J’ai 29 ans et je ne peux pas construire mon avenir ».

Communauté dans la tourmente

Ce sentiment d’injustice et de frustration est partagé par grand nombre d’Érythréen·ne·s débouté-e-s. Une situation qui concerne aujourd’hui plus de 3 200 personnes en Suisse, dont beaucoup de jeunes. Alors que la Suisse a été condamnée en décembre 2018 par le Comité de l’ONU contre la torture[3] et que plusieurs autres requêtes portant sur l’évaluation par la justice helvétique de la situation en Érythrée sont pendantes devant les instances supranationales, les décisions négatives continuent d’être prononcées. De plus, depuis mi-2018, le SEM réexamine les admissions provisoires de quelques 3 000 Érythréen-ne-s. Dans les faits, seules 42 personnes se sont vues effectivement enlever leur permis F, mais cette pratique renforce l’anxiété au sein de la communauté. Comme Natu, beaucoup tentent leur chance dans d’autres pays et un grand nombre se retrouvent « en orbite » dans toute l’Europe. Un vrai gâchis. Marie nous dit: «Si on ne se bat pas pour sauver ces jeunes, on va les perdre! J’ai sincèrement peur qu’ils se suicident ou tombent dans la clandestinité ».

MARINE PERNET
3CHÊNEACCUEIL / ODAE ROMAND

* Prénom d’emprunt
[1] Vivre Ensemble, « À Bruxelles, à la rencontre de jeunes Érythréens ayant fui une Suisse inhospitalière »,  n° 174, septembre 2019.
[2] Appel « Un apprentissage – un avenir », voir encadré
[3] Décision du Comité contre la torture des Nations unies, M.G. c. Suisse, Communication n° 811/2017.

Hausse des décisions négatives : éclairage statistique

Entre janvier 2016 et novembre 2019, 3281 Érythréen-ne-s ont reçu un rejet de leur demande d’asile (sans admission provisoire). Si le taux de décisions négatives, après examen sur les motifs d’asile*, oscillait entre 1,5% et 4,4% entre 2010 et 2015, il est monté à plus de 11% en 2016, pour atteindre 19,5% en 2018. Il s’élevait à 14,1% à fin novembre 2019.

Alors qu’en 2018, le SEM annonçait le réexamen des admissions provisoires de quelque 3200 érythréens, 42 levées d’admission provisoire étaient entrées en force en novembre 2019.

À noter encore que le chiffre des « fins d’admission provisoire » a presque doublé entre 2017 et 2018, passant de 383 à 629. À fin novembre 2019, il s’élevait à 531. Ce chiffre comptabilise les cas où la personne titulaire d’une admission provisoire « quitte définitivement la Suisse, séjourne plus de deux mois à l’étranger sans autorisation ou obtient une autorisation de séjour » (art. 84 al. 4 LEI). Il pourrait suggérer qu’une partie des personnes ayant reçu une intention de levée d’admission provisoire a pris peur et quitté la Suisse.

D’autres éléments statistiques seront publiés dans la mise à jour du rapport Durcissement à l’égard des réfugié-e-s érythréen-ne-s. Une communauté sous pression  publié par l’ODAE romand.

RAPHAËL REY

*Sont exclues du calcul les décisions de non entrée en matière : celles-ci indiquent en effet que l’examen des motifs d’asile devrait se faire ou a été déjà effectué dans un autre État, notamment Dublin (NEM et NEM Dublin).

QUELLE PROTECTION POUR LES ÉRYTHRÉEN·NE·S EN 2018?

Taux de protection des Érythréen·ne·s dans certains États en 2018

 

[caption id="attachment_58414" align="aligncenter" width="417"] Carte et calculs réalisés par Vivre Ensemble.
Source des données : Eurostat/SEM[/caption]