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Notre regard

Analyse | «Disparitions»: des vies bloquées en Suisse

La Commission fédérale des migrations (CFM) a publié en décembre 2019 un rapport traitant d’une thématique sensible, celle des disparitions. Intitulé « Personnes sortant du système d’asile. Profils, itinéraires (ou échappatoires), perspectives », il traite de trois trajectoires spécifiques aux requérant.e.s d’asile débouté.e.s de Suisse : le retour avec une aide financière, la perception de l’aide d’urgence ou la clandestinité en Suisse. Nourri de réflexions incluant les professionnels et acteurs associatifs du terrain, enrichi de témoignages touchants des personnes « sorties de l’asile », il dresse clairement le constat d’une gestion déficiente des personnes illégalisées et sans droits en Suisse. Des personnes se retrouvent plusieurs années dans l’illégalité sans que des processus de régularisation adaptés existent et sans qu’elles puissent travailler. Des solutions ? Le rapport en esquisse. En citant par exemple les «optimisations pragmatiques» des cantons pour contrer un régime d’aide d’urgence «qui viole la dignité humaine» : maintien en appartement plutôt qu’en centre collectif, accès à des cours de langues, autorisation de travailler, remise de documents d’identité, etc. Reste à savoir si ces recommandations seront jugées opportunes au sein d’une restructuration de l’asile qui mise avant tout sur l’accélération des procédures et des renvois.

Aménagement des conditions de vie à l’aide d’urgence

Le rapport démontre qu’environ la moitié des personnes déboutées disparaissent des registres officiels, alors que d’autres perçoivent l’aide d’urgence et restent dépendantes des autorités, tout en étant considérées illégales. Certaines d’entre elles ne peuvent pas être expulsées pour des questions d’ordre administratif ou diplomatique. Malgré cela, elles vivent en Suisse sans avoir droit ni de travailler ni de poursuivre leur formation. La situation de ces femmes, hommes et enfants qui restent sur la durée dans cette situation est désignée comme particulièrement problématique. La CFM révèle que les autorités cantonales, chargées de la mise en œuvre des lois fédérales, adaptent régulièrement les conditions de vie dans ces situations-là pour les rendre plus «supportables», sans pour autant les dénoncer, bien que les auteurs de l’étude tirent la conclusion que «de nombreux cantons n’approuvent pas le régime de l’aide d’urgence.»

C’est ainsi que certaines administrations cantonales choisissent, pour des cas individuels qu’ils estiment justifiés, de financer au-delà du barème minimum imposé des personnes à l’aide d’urgence; de permettre aux familles et personnes vulnérables de vivre en appartement et non dans des centres collectifs; de favoriser activement l’accès à l’école publique aux enfants; ou de donner accès aux adultes aux cours de langue et de participer aux travaux d’intérêt général habituellement proposés à d’autres catégories d’étrangers légalisés. Des aménagements existent donc (mais pas partout) pour faire supporter sur le long terme une situation intenable.

Une possibilité de régularisation inopérante

La loi ne prévoit-elle pas cette situation ? Si, car elle prévoit aussi des voies pour s’en sortir: la régularisation pour cas de rigueur (art. 14 al. 2 LAsi)*. Le rapport note qu’elle est cependant inopérante en raison d’une interprétation des critères pour la plupart des cas trop restrictive. Sur les 8 500 personnes inscrites à l’aide d’urgence en 2017, seule une centaine a obtenu une autorisation de séjour par cette voie. Le frein semble se situer cette fois dans les cantons responsables de proposer des régularisations pour cas de rigueur au Secrétariat d’État aux migrations, car ce dernier n’en rejette que 10 % à 20 %. Cet accès à la régularisation est néanmoins régulièrement tenté par les personnes déboutées, faute d’alternatives probablement.

La CFM préconise un accès systématique à une autorisation de séjour pour les personnes qui perçoivent l’aide d’urgence et qui correspondent aux critères. À raison. Mais on se heurte ici à la dimension (volontairement) floue de ces critères. L’un d’entre eux mentionne une «intégration poussée» qui exige d’avoir pu travailler, se créer des relations sociales et maîtriser une langue, le tout au sein d’un régime qui, malgré tout, exclut. Et ressort ici un aspect que le rapport passe sous silence. En effet, si certaines personnes parviennent à surmonter les entraves administratives et à survivre, elles ne pourraient le faire sans les réseaux citoyens mobilisés en soutien aux personnes réfugiées, qui jouent un rôle primordial pour cette inclusion informelle. De même lorsque des restrictions et actes avilissants sont commis par des fonctionnaires, des forces de police ou de sécurité, il n’y a souvent que les groupes militants qui revendiquent haut et fort le nécessaire respect que l’on doit à ces êtres humains déboutés.

Leurs recommandations

Les auteurs concluent le rapport par des recommandations fortes, issues de l’observation de ces adaptations cantonales jusque-là peu exprimées par des sources officielles. Ils préconisent l’octroi d’un document d’identité qui lève l’illégalité du séjour et des possibilités de régularisation du séjour, notamment pour les personnes vivant dans la clandestinité puisqu’elles auraient montré le degré maximum d’intégration en vivant en autonomie en Suisse. Ils proposent d’ouvrir l’accès au marché du travail. Le besoin d’un débat de fond sur la dignité humaine et les minima de subsistance est exprimé. Dans un registre différent, ils préconisent l’abandon de la criminalisation de l’aide apportée par des bénévoles.

Reste à savoir si les autorités fédérales sauront apprendre de cantons qui jusqu’ici avaient plutôt été taxés de « mauvais élèves » pour avoir conservé un taux élevé de personnes à l’aide d’urgence, sans avoir réussi ni à les renvoyer ni… à les faire disparaître.

GIADA DE COULON

*L’OCTROI DU PERMIS B POUR «CAS DE RIGUEUR»
Selon l’article 14 al.2 de la Loi sur l’asile, une personne en procédure d’asile (permis N) ou déboutée peut, en cas de détresse personnelle grave ou lorsqu’on considère qu’un retour dans le pays d’origine la plongerait dans une situation péjorée par rapport à la population locale, demander une autorisation de séjour (permis B).
Quant aux personnes titulaires d’une admission provisoire (permis F), c’est l’article 84 al. 5 de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI), qui stipule que « les demandes […] déposées par un étranger admis provisoirement et résidant en Suisse depuis plus de cinq ans sont examinées de manière approfondie en fonction de son niveau d’intégration, de sa situation familiale et de l’exigibilité d’un retour dans son pays de provenance ». Ce sont les cantons qui proposent et délivrent les autorisations pour cas de rigueur après validation de Berne.

ARTICLE 14.2 LASI

Les cantons déposent-ils beaucoup de demandes de permis B pour cas de rigueur au Secrétariat d’État aux migrations (SEM) ?

[caption id="attachment_58501" align="aligncenter" width="725"] Nombre total de dossiers soumis au SEM par canton (01.2015 – 11.2019) en vertu de l’art. 14 al.2 LAsi[/caption]

L’attribution des personnes requérantes d’asile par la Confédération aux cantons a des conséquences importantes : ces derniers ont une marge de manœuvre pour sélectionner les dossiers adressés au SEM en vue d’une demande d’autorisation de séjour, notamment pour les personnes en procédure (permis N) ou déboutées, en cas de détresse personnelle grave ou de situation péjorée en cas de renvoi dans le pays d’origine (art. 14 al. 2 LAsi). Ils n’en usent pas tous de la même manière. Ne sont pas examinés ici les «cas de rigueur» relevant de la Loi sur les étrangers (art. 84 al.5).

Quelle proportion de réponses positives sont rendues par le SEM ?

[caption id="attachment_58502" align="aligncenter" width="739"] Taux d’acceptation par le SEM sur le total des décisions rendues durant la période 01.2015 – 11.2019 (art.14.2 LAsi)[/caption]

La majorité des décisions prises par le SEM ces cinq dernières années sur les dossiers examinés est positive. Est-ce que davantage de personnes pourraient obtenir un permis B grâce à l’article 14 al 2 LAsi si plus de dossiers parvenaient au SEM?

Graphiques réalisés par Vivre Ensemble. Source des données : SEM