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Jet d’encre | Enfants entre exil et asile

Dans un article publié par la tribune Jet d’encre, Mohammad Jadallah souligne les failles du système suisse, et en particulier genevois, dans la prise en charge des mineurs non accompagnés, requérants d’asile ou non. L’activiste dénonce l’invisibilisation des personnes hébergées dans les bunkers, où les conditions de vie ne respectent ni la dignité des personnes et ni les engagements de la Suisse pour la promotion des droits humains. Se référant à plusieurs reportages et mouvements, il revient sur les actions des MNA, directement concernés, et de collectifs tels que le Collectif de l’occupation du Grütli ou Stop Bunkers, qui n’ont toujours pas reçu de réponse adéquate de la part des autorités.

Nous reproduisons ci-dessous l’article dans son intégralité. Il a été publié le 19 avril 2020 sur le site de Jet d’encre.

Enfants entre exil et asile

Par Mohammad Jadallah

[caption id="attachment_58573" align="aligncenter" width="511"] Source: jetdencre.ch | © sbmeaper1[/caption]

 

En Suisse, la lutte continue pour assurer des conditions dignes et humaines aux mineurs non accompagnés (MNA), qu’ils soient requérants (RMNA) ou non. Malheureusement, selon Mohammad Jadallah, ce combat pour la dignité est loin d’être terminé. L’activiste pointe dans ce dossier les dysfonctionnements du système suisse et les manquements de l’État, notamment à Genève.

 

Le mercredi 11 mars 2019, j’ai ancré mon navire à la Maison Vaudagne à Meyrin. Dans le cadre des projections scolaires du FIFDH autour de la migration et malgré le début de l’épidémie du Covid-19, j’ai eu le plaisir de rencontrer des élèves (de 11 à 14 ans environ) et leur professeur et d’échanger sur le sujet. Nous avons regardé un film sur le parcours des enfants réfugiés (Afghanistan : enfant de l’exil) puis Jasmine Caye et moi-même avons partagé notre expertise et notre expérience sur la question de la migration sous la modération de Charlotte Frossard, membre du comité de Jet d’Encre.

J’essaie de porter un regard analytique et critique sur la question de l’immigration, de la résistance et des réussites des mouvements ainsi que sur les chemins migratoires individuels. Je pense qu’il est fondamental de rendre visibles et de mettre l’accent à la fois sur les mineurs non accompagnés, car ces jeunes mineurs n’ont rien si ce n’est leur motivation d’avoir une vie digne à Genève et, bien sûr, les soutiens de collectifs genevois qui sensibilisent les politiciens.

En lien avec la thématique du film Afghanistan: Enfant de l’exil, nous avons abordé la question des requérants d’asile, mais surtout celle des mineurs non accompagnés (MNA), qu’ils demandent l’asile ou non. Notre discussion nous a menés à rappeler à quel point il est important à Genève de ne pas oublier ces jeunes qui se retrouvent démunis : pas de papiers, pas d’hébergement, pas d’aide financière, etc. Et, après l’obtention de leur majorité, ils sont généralement renvoyés dans leur pays d’origine.

De plus, qu’ils soient RMNA ou MNA, ce sont avant tout des enfants qui ont le droit d’être protégés – ce qui n’est pas le cas à Genève ! Ces enfants sont traumatisés car ils n’ont pas d’accès au permis, ni renouvelable ni provisoire, pour leur permettre de bien s’intégrer sur le long terme. Et bien que ce ne soit pas son devoir officiel, il faut relever que la communauté d’origine en exil de ces enfants n’est pas toujours présente pour leur apporter un soutien moral et culturel, et leur permettre d’aspirer à un avenir meilleur.

Avant d’aller plus loin, je tiens à soulever que personne n’est plus apte à revendiquer ses besoins de base et exprimer son ressenti que les personnes directement concernées. Les mineurs s’organisent pour sortir de l’invisibilité et être entendus. Individuellement ou collectivement, leur voix est puissante. Bereket Gebrihwet disait dans le premier épisode du reportage de Nouvo, Les enfants de l’exil : « J’en ai marre. Pourquoi on m’a dit de retourner dans mon pays [Érythrée]. Je ne veux pas et je ne peux pas. » Il n’a rien de plus clair que cette phrase ! Très fort, on le voit plein d’enthousiasme, le regard porté vers l’avenir.

Les MNA ne manifestent pas pour manifester, mais pour rappeler et sonner l’alarme. Ils cherchent à mettre fin à leur situation précaire indéterminée et inacceptable. Dans le film Bunkers, je disais « C’est la prison. En prison, au moins, on sait qu’on sortira un jour… mais dans le bunker, … on ne sait pas quand on sortira ».

Les bunkers : une lutte sans fin pour des conditions dignes

Il y a un peu plus de deux mois, face à cette situation préoccupante, Solidarité, le Collectif de soutien aux mineurs non-accompagnés a occupé le Grütli pendant plus d’une semaine, lors du Festival Black Movie avec pour but de revendiquer la mise en place de mesures de protection pour les mineurs non accompagnés et la prise en charge de ces jeunes par l’État de Genève. La question de l’occupation du Grütli n’est pas nouvelle. Cette fameuse maison des arts genevoise a également été occupée, en 2015 pendant la Fête de la musique, sous la forme d’un squattage par le Collectif de l’occupation du Grütli. L’occupation a toujours eu pour but de sortir la question de l’asile des griffes de la « Ville de paix » qu’est prétendument Genève.

La politique migratoire genevoise est une partie de la politique d’immigration suisse. Et malgré son statut international de Capitale de la paix, lieu où la Convention relative au statut des réfugiés a été signée et où le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme est situé, il semblerait que les sous-sols de Genève ne fassent pas partie du monde et que les personnes qui les habitent soient gravement discriminées et invisibles. La Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) a clairement indiqué en 2013 dans un rapport que les « installations militaires [que sont les abris PC ou bunkers] ne sont adaptées qu’à des séjours de courte durée, de trois semaines au maximum », et ce, pour des raisons de santé physique et mentale.

En 2014-2015, le collectif Stop Bunkers, dont j’ai fait partie, s’est extirpé des sous-sols (les abris de la protection civile, ou abris PC) de Genève pour atterrir au sommet de la Vieille-Ville où le Grand Conseil genevois est situé. Ce mouvement de requérants d’asile luttait contre des conditions de vie qui leur étaient imposées. C’est la première fois en Suisse qu’un tel mouvement s’exprimait en son propre nom et qu’il a manifesté et clamé ses revendications dans la motion 2259-A, basée sur les droits humains : une vie humaine et digne, « On veut de l’air pas du vent ». Durant l’audition de la motion, un commissaire UDC disait : « En venant en Suisse, ils ont fait une erreur de parcours, car la Suisse est le pays des bunkers et des montagnes ». Et malheureusement, il semblerait que la xénophobie ne soit pas qu’une caractéristique exclusive de l’UDC, mais bien celle d’autres partis politiques qui œuvrent également dans ce sens.

Suite à la lutte sans précédent de ce collectif, les bunkers à Genève ont fermé depuis deux ans, mais ce n’est pas le cas dans les autres cantons suisses. Il y a quelques semaines, j’ai appris que la Suisse continuait sa tradition contradictoire d’accueillir de nouveaux arrivants au Tessin dans deux bunkers à Stabio. En effet, un jeune homme « habitant » d’un de ces bunkers m’a confirmé que celui dans lequel il vivait était composé de trois dortoirs, 40 personnes, 4 toilettes, 2 salles de bain, des hommes de sécurité qui fouillaient les requérants. Selon ce jeune homme, les collaborateurs sont sympas mais « c’est pour couvrir le fait qu’on est mis sous terre (14 jours-4 mois) ». Aujourd’hui, les deux bunkers du Tessin ont été fermés et tous les habitants ont été déplacés dans un nouveau centre à Balerna dans lequel est apparu un cas de coronavirus parmi les requérants. Autre canton mais situation identique : « À Urdorf par exemple, 40 personnes vivent dans un bunker de protection civile, jusqu’à dix partagent un dortoir souterrain », selon Autonome Schüle Zürich.

Tant pour les mineurs non accompagnés que pour les requérants d’asile vivant dans des bunkers, la question de la visibilité est fondamentale pour amener aux yeux de tous leurs revendications. L’occupation d’un lieu est ainsi un moyen non négligeable (et qui a fait ses preuves à Genève) de sensibiliser la population aux conditions de vie inhumaines qu’ils endurent mais également de confronter les politiciens à une réalité à laquelle ils contribuent : la violation des droits humains.

État des lieux : où en est-on aujourd’hui ?

En ce qui concerne la lutte contre les autorités, il faut savoir que les revendications des MNA n’ont toujours pas abouti. Bien au contraire, le Grand Conseil tente de les éloigner les uns des autres afin d’amoindrir leur force et d’empêcher leur mouvement de résistance. En effet, les autorités suisses ont modifié la loi sur l’asile en 2019 en créant des centres de détention administrative pré-renvoi afin d’éviter que des personnes déboutées s’installent avec de faux papiers (papier blanc)1. Est-ce que le Grand Conseil va prendre ces mesures pour casser leur capacité de résistance jusqu’à ce qu’ils atteignent 18 ans et ensuite les renvoyer ?

La fermeture, ou plutôt le « contrôle », des frontières suisses décrétée par le Conseil fédéral en date du 13 mars 2020 sur la base de mesures de santé contre le Covid-19 affecte directement les demandeurs d’asile qui eux sont interdits d’entrer en Suisse en ces temps de pandémie mondiale. Le 1er avril 2020, le Conseil fédéral a prononcé une ordonnance COVID-192 sur les mesures prises en matière d’asile : en raison de la mesure d’exception, toutes les procédures administratives et judiciaires ainsi que les audiences ont été interrompues partout en Suisse, à l’exception du domaine de l’asile. Les auditions sont maintenues, malgré une distanciation sociale pas toujours respectée ou un représentant juridique absent. Les décisions de renvoi sont maintenues, et les délais pour faire recours raccourcis3. Néanmoins, on peut noter un certain paradoxe quand nous voyons que les frontières restent ouvertes pour les travailleur-ses essentiel-les pour la Suisse, et que les vols de renvoi sont maintenus en dépit de la suspension de la majorité des vols internationaux.

Aujourd’hui, malgré la lutte contre les processus fastidieux de l’État dans l’étude des revendications et leur mise en place, les bunkers sont toujours ouverts en Suisse. Il y a là une contradiction entre la fermeture des bunkers pour les personnes vulnérables en mettant en avant l’argumentaire de l’insalubrité et l’ouverture de ces mêmes bunkers pour les réfugiés en mettant en avant la crise du logement.

Et si la Suisse, qui se dit engagée pour la promotion et le respect des droits humains et la protection des enfants, procède ainsi, que fera le reste du monde ?


Bibliographie : 

1. Secrétariat d’Etat aux migrations, « Structures régionales et centres fédéraux pour requérants d’asile, en ligne sur le Site de la Confédération suisse https://www.sem.admin.ch/sem/fr/home/asyl/asylverfahren/asylregionen-baz.html, dernière consultation le 13 avril.

A lire également : Coordination asile.ge, « Pourquoi les Genevois-e-s ne veulent pas d’un centre fédéral de renvoi au Grand-Saconnex ? », en ligne sur le site Coordination asile (https://coordination-asile-ge.ch/pourquoi-les-genevois-e-s-ne-veulent-pas-dun-centre-federal-de-renvoi-au-grand-saconnex/), dernière consultation le 13 avril 2020.

2. https://www.sem.admin.ch/dam/data/ejpd/aktuell/news/2020/2020-04-01/vo-corona-asyl-f.pdf

3. http://www.elisa.ch/2017/index.php/40-actualites/125-asile-et-droit-d-exception?fbclid=IwAR133EUh4V6uDPJECgw3n8fKf2N_VFSPbInaUdIvLDjr5R2YJEeZiYXW8N4