Aller au contenu
Notre regard

Érythrée | L’Europe accusée de financer le travail forcé

La Fondation des droits de l’homme pour les Érythréens, basée aux Pays-Bas, a déposé une plainte contre l’Union européenne (UE) en mai 2020, l’incriminant de financer le travail forcé en Érythrée. En cause : les investissements du Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique dans des chantiers majoritairement menés par des personnes enrôlées de force pour un service militaire indéfini, avec des salaires quasi inexistants. La Suisse est associée à ce fonds d’urgence pour l’Afrique, qui a comme but premier de freiner la migration africaine vers l’Europe. Or, le règlement de l’UE interdit « tout soutien à d’éventuelles violations des droits humains». La plainte demande aux organes concernés de l’UE de reconnaître ces financements comme illégaux et de les stopper. Les justifications, que les dirigeants européens invoquent en réponse aux critiques déjà émises, semblent jusqu’ici hasardeuses.

Depuis quelques années l’Érythrée a entamé un mouvement d’ouverture vis-à-vis des soutiens extérieurs au sein de ce pays africain en main du même régime dictatorial depuis son indépendance. Des délégations européennes se sont rendues sur place pour négocier et contempler dans des circuits très contrôlés par les autorités l’état actuel des choses. L’Union européenne soutient financièrement des projets sur place à travers l’utilisation du Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique, doté de 4,6 milliards. Conçu en 2015 lors d’une augmentation du nombre de demandes d’asile en Europe, ce fonds a comme finalité une réduction des migrations vers l’Europe. Selon Radio France International (RFI), concernant l’Érythrée spécifiquement, les chantiers dévoilés en 2018 sont financés à hauteur de 20 millions de francs en 2019, et 60 millions en 2020.

Une sommation en 2019, puis une plainte contre l’UE en 2020

Or pour la Fondation des droits de l’homme pour les Érythréens, cette aide finance des chantiers où travailleraient des conscrits enrôlés de force et mal (ou non) rémunérés. Malgré les changements récents, le régime autoritaire d’Issayas Afewerki ne donne pas de signe de relâchement envers sa population. Le rapport 2019 de Human Rights Watch énumère encore de nombreuses exactions contre les droits humains et dénonce également le financement de ces chantiers par l’UE. En particulier à travers ce système de milice forcé qui enrôle hommes et femmes dès leur majorité, et parfois plus jeunes, pour des travaux nationaux sans véritable compensation financière ni limite de temps formelle. Les figures opposantes au régime sont muselées, emprisonnées ou trouvent comme seule échappatoire la fuite du territoire. Un reportage auprès de l’énorme diaspora érythréenne vivant de l’autre côté de la frontière en Éthiopie, paru dans Mondiaal Niews (01.11.2019) estime que «l’argent européen maintient simplement la dictature en place ». Autrement dit: « l’Europe n’arrête pas la migration d’Érythrée, elle [en] prépare le terrain ».

Selon la Fondation, ce sont précisément des personnes enrôlées contre leur gré qui travaillent sur des chantiers titanesques, cofinancés par l’Union européenne dans le cadre de ce fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique. Elle s’était déjà adressée aux autorités européennes en avril 2019 pour dénoncer ces faits (RFI). L’UE s’était alors défendue de toute responsabilité. Reconnaissant « que l’Érythrée n’accepte aucune condition sur l’octroi des fonds », elle estimait que les salaires étaient versés, vu que l’argent était touché par des entreprises érythréennes directement. Or, ces arguments ont comme source directe le gouvernement érythréen. Selon les informations invoquées par la Fondation, les sous-traitants érythréens en charge des chantiers sont des sociétés appartenant au parti unique érythréen. Ce qui permet de mettre en doute leur indépendance.
Restés lettre morte, les arguments de la Fondation ont cette fois été formulés sous forme de plainte déposée le 13 mai 2020 auprès du tribunal de grande instance d’Amsterdam. Un dossier de 30 pages demande à l’UE de reconnaître ce soutien comme illégal et de le stopper.

©Sailing Nomad

La Suisse y est associée

Un article paru dans Le Temps le 22 janvier 2020 révélait que la Suisse était associée à ce fonds. Si les autorités helvétiques disent avoir émis des critiques sur le programme érythréen, insistant sur la nécessité d’une surveillance étroite, leur contribution participe dans les faits à ces chantiers ayant potentiellement recours au travail forcé. L’article évoque celui nommé «de la route de la paix» permettant d’améliorer l’accès à la mer pour la très enclavée Érythrée. Le responsable de ce fonds pour la Suisse affirmait ne « financer que le matériel ».
Une assurance peu fiable, si l’on en croit l’UNOPS, un bureau onusien chargé par l’UE de contrôler l’utilisation du fonds, pour qui il n’est pas possible d’effectuer la surveillance de manière indépendante. Selon l’article du Temps, des membres de la Commission européenne avaient finalement rétorqué: «Le gouvernement a indiqué qu’il était prêt à démobiliser les conscrits une fois que les conditions le permettront. Il faut que la création d’emplois soit suffisante. Cela ne peut se produire du jour au lendemain. Se retirer serait contre-productif […] »
On le voit, les arguments avancés par les représentant-e-s de la Suisse ou de l’Union européenne ne tiennent pas la route. Et leur responsabilité reste entière. Pensaient-ils, pensaient-elles, que la crainte de l’arrivée de nouveaux ressortissant-e-s érythréen-ne-s en quête de protection suffirait à faire tolérer des alliances et financements inavouables? C’était faire fi d’une diaspora érythréenne intimement soudée et organisée pour faire front face à un régime totalitaire qui rend exsangue tout un peuple encore à sa merci. Cette plainte vient rappeler leur présence essentielle et leur ténacité exemplaire.

GIADA DE COULON

Documents clés
• 13.05.2020 Communiqué de presse relatif au dépôt de la plainte par Foundation Human Rights for Erythreans : « Eritrean organisation summons the EU for use of forced labour »
• 14.01.2020 Rapport publié par Human Rights Watch «Eritrea: Events of 2019»
• 01.04.2019 Lettre de sommation envoyée à l’Union européenne «Foundation Human Rights for Eritreans / European Union»

[caption id="attachment_59521" align="alignright" width="161"] Illustration: Ambroise Héritier / Vivre Ensemble n°178 | juin-juillet 2020[/caption]

Également dans ce numéro, dans notre chronique Monde – Érythrée:

« Retour en dictature ». Enquête sur la pratique suisse – Giada de Coulon