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Livre | Derrière les murs. Récits de migrantes au temps du Covid-19

Livres à (s’)offrir

En cette fin d’année 2020 où les contacts sociaux sont fortement réduits, la lecture reste un important repère. Entre le 25 novembre et le 20 décembre, nous proposerons sur notre site asile.ch une sélection de  publications à lire et à offrir. Et nous commençons cette série en cette Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes (25 novembre 2020) avec l’ouvrage Derrière les murs. Récits de migrantes en période de covid-19  réalisé par la Marche mondiale des femmes. Sa présentation est à paraître dans l’édition de décembre de la revue Vivre Ensemble. Nous vous proposons ci-dessous un chapitre du livre. Bonne lecture !

Cet automne, il était question de mener une occupation féministe de la frontière franco-italienne et en Amérique latine pour dénoncer les murs érigés à l’encontre de millions de personnes jetées sur les routes de l’exil, exiger l’arrêt de la criminalisation de la migration qui contribue à renforcer les réseaux de traite et les violences faites aux femmes en Suisse et le long de leur parcours migratoire[1]. La pandémie en a décidé autrement. Des militantes suisses de la Marche mondiale des femmes ont alors décidé de faire entendre ces revendications par la parole des femmes qui vivent ces frontières, ces violences et qui luttent pour les surmonter. Dans l’ouvrage «Derrière les murs», le collectif partage la voix des femmes migrantes, celles que l’on entend si peu et qui, par leurs conditions de vie et de travail, se retrouvent souvent en première ligne, y compris dans la lutte contre le virus. 24 récits, profondément émouvants, impressionnants par leur diversité, témoignent d’une grande force d’adaptation, de vie, de solidarité.

Derrière les murs. Récits de migrantes au temps du Covid-19, Marche mondiale des femmes, 2020. Disponible auprès de votre librairie préférée [2] ou en écrivant à info@marchemondiale.ch. Prix du livre : 30 CHF.
On sait que la pandémie risque fortement d’aggraver leurs conditions de vie. On sait aussi que ces femmes, qui se sont confrontées à l’exil, en savent déjà long sur la manière de dépasser les murs, la solitude, les peurs. Certaines ont pu partager un peu de leurs besoins et de leurs expériences à l’occasion de la Grève féministe et de la rencontre « Femmes, Migration, Refuge », marquées par leur participation et la rédaction d’un catalogue de revendications. Quelle résonance l’arrivée de la pandémie a-t-elle eue pour elles ? Comment ont-elles traversé ce temps de la première vague ? Que peuvent-elles nous apprendre ? Ce sont toutes ces questions qui furent à la base de la création de ce livre.

L’écriture pour continuer à faire vivre la rencontre

Ces récits ont été recueillis en juillet et août 2020. Toutes les femmes qui ont accepté de témoigner vivent en Suisse, dans différents cantons, avec différents statuts. Leur point commun : essayer de reconstruire leur vie dans notre pays, après un exil, souvent forcé, parfois choisi. Beaucoup se sont exprimées directement en français, d’autres en allemand, en anglais ou dans leur langue d’origine. À chaque fois il a fallu faire un travail de transcription de l’oral à l’écrit, ou encore traduire, avec l’exigence de rester au plus près des paroles de ces femmes. Toute interview a été précédée d’un temps de rencontre, d’établissement d’un lien de confiance, en invitant la personne à parler librement autour de trois thèmes : la situation qu’elle vivait peu avant le Covid, les changements induits par la pandémie et sa manière de repenser l’avenir. Afin de respecter l’anonymat, chaque femme a choisi elle-même un nom d’emprunt. De même, pour apporter une note imagée à son récit, chacune a réalisé une photo évoquant un lieu, un geste, un objet-symbole porteur de sens pour elle

Des textes d’une grande authenticité

C’est avec des mots simples, mais toujours vrais, sans excès, que ces femmes nous emmènent au cœur de leur histoire, de leurs angoisses, de leur solitude, aussi de leurs incroyables ressources et courage. Les vécus sont multiples.
Pour certaines, la pandémie c’est avant tout l’angoisse quotidienne de perdre son emploi, parfois seule garantie de conserver une autorisation de séjour. La peur aussi de ne plus pouvoir aider ses proches, ici ou dans le pays d’origine. Pour d’autres, c’est d’être plongées dans une solitude encore plus extrême en raison de problèmes de santé, ou d’une attente de réponse sur une demande d’asile en vivant des conditions d’hébergement quasiment insupportables. Enfin quelques-unes moins fragilisées ont su utiliser cette période pour reprendre des forces, construire des gestes de solidarité, repenser des priorités. Jour après jour, toutes luttent et gardent espoir.
De la lecture de ce livre, on ressort à la fois bouleversé et enrichi de forces de vie.

Danielle Othenin-Girard

[1] Voir Vivre Ensemble n° 174 et 175.
[2]Dont Payot, Basta (Lausanne), Librairie du Boulevard(Genève), La Méridienne (La Chaux-de-Fonds), Albert le Grand (Fribourg), Bostryche (Bienne), La Liseuse (Sion), Baobab (Martigny), À l’Ombre des Jeunes Filles en Fleurs (Monthey) et bien d’autres…


Derrière les murs. Récits de migrantes au temps du Covid-19  a été réalisé à l’occasion des 20 ans de la Marche mondiale des femmes et pour la clôture européenne de sa 5ème Action planétaire. Il contient une brève histoire de la MMF (2000-2020), ainsi que la plateforme de revendications élaborée lors de la rencontre européenne « Femmes, Migration, Refuge » qui a rassemblé plus de 260 participantes à Genève en septembre 2019.

Odette
Il faut se battre

Je m’appelle Odette. Je suis Congolaise. Je suis née le 22 février 1969. J’ai quatre enfants et cinq petits-enfants. Une de mes filles vit en France à Chambéry, mon fils à Cologne en Allemagne. Mes deux autres enfants vivent au Congo. Je suis en Suisse depuis 2009. Je suis venue demander l’asile politique. Je me suis mariée avec un monsieur angolais, malheureusement il buvait et devenait violent. J’ai divorcé il y a quelques mois. Je suis femme de ménage, je fais des nettoyages. J’ai suivi la formation à RECIF il y a 4 ans. J’ai le permis B. Avant la pandémie, j’ai dû résilier deux de mes huit contrats, parce que je n’y arrivais plus. Je travaille aussi le soir dans une entreprise à Boudry. Si je rate le tram, j’arrive à la maison à 23h. A Marin je devais déjà être au travail à 7h, ce qui m’obligeait à me lever à 5h30. J’étais stressée, j’ai dit je dois arrêter d’aller nettoyer ce ménage à Marin.

Quelques semaines plus tard, il y a eu le Covid-19. Certains de mes employeurs m’ont dit : «Non, tu ne peux pas venir, tu vois avec cette maladie-là, ça ne joue pas, il faut rester à la maison». C’était pas facile pour moi. Si je ne travaille pas, ils ne me paient pas. J’ai aussi eu un problème avec un talon. J’avais mal. J’ai appelé mon médecin. Je n’étais pas malade, mais je voulais un rendez-vous pour mon pied. Chez le médecin j’ai profité pour demander des gouttes pour le nez. J’avais un peu le rhume. Là, Il faut se battre 84 il m’a tout de suite dit : «Je ne vous touche pas. Il faut rester à la maison, je vous mets en quarantaine. Restez à la maison». J’ai protesté : «Non mais je ne suis pas malade, je me protège, je dois travailler! ». Le docteur m’a donné deux semaines d’arrêt de travail, sans faire l’examen. Je n’ai rien pu faire, il ne voulait pas me voir, pas me toucher. Là où je travaille le soir, ils me payaient 80%, mais ça ne suffisait pas. Comme j’ai dû arrêter le travail dans les ménages pendant huit semaines, je n’arrivais pas à payer mon loyer. Je suis allée à l’aide sociale demander conseil. Ils m’ont envoyée chez Caritas. L’assistante a regardé mon salaire, elle a vu qu’il était trop bas et a voulu me renvoyer à l’aide sociale. Mais moi je ne voulais pas, j’avais peur de perdre mon permis B. Pour finir c’est le Centre social protestant qui m’a aidée pour mes factures. J’ai fourni tous les documents et ils m’ont aidée en payant un loyer.

Avec ce Covid, c’était vraiment dur. J’aurais bien voulu qu’on m’aide davantage, aller à l’aide sociale, mais je savais qu’avec le permis B ça ne joue pas, tu ne peux pas être à l’aide sociale à cause du renouvellement du papier. Une fois – c’était avant le Covid-19 – j’ai dû me faire opérer de la main, mais j’ai dû aller travailler quand même. Je pleurais tellement ça me faisait mal, mais si tu ne gagnes pas assez pour vivre, ils ne te renouvellent pas le permis B. Avec ce Covid c’était dur. Quand je sortais pour faire les commissions, tout le monde me fuyait, on aurait dit que c’est moi qui apportais la maladie. Seule à la maison, je craquais. Je dormais mal. Je pensais à mes enfants, j’avais peur pour eux. Quand j’ai pu reprendre le travail, je suis allée travailler chez une femme pour qui je fais le ménage et qui est enceinte. Elle toussait fort. Elle a été hospitalisée. J’étais très inquiète. Angoissée pour elle, mais aussi pour moi. Pendant deux jours je n’ai pas dormi. Elle ne Odette 85 portait pas le masque, sortait en ville. Je me disais : «Ça y est, je vais aussi être malade». Rien que de penser à cette dame, ça me faisait tousser. Quand elle m’a dit qu’elle n’avait rien, ça m’a soulagée, mais j’ai vraiment eu peur.

Cette année 2020, c’est pas une bonne année. J’ai beaucoup de compatriotes qui ont eu des problèmes d’argent, qui ne gagnaient plus rien. Comment tu peux payer ton loyer sans argent ? Un jour j’ai eu une bonne nouvelle. La responsable de RECIF m’a appelée. Elle avait lu dans le journal que les personnes qui font le nettoyage doivent être payées si c’est l’employeur qui refuse qu’elles viennent travailler. J’ai envoyé l’annonce par WhatsApp aux employeurs qui ne voulaient pas que je travaille. Ils ont accepté de me payer.

En Allemagne, mon fils n’avait pas encore reçu les papiers. J’étais en souci pour lui et sa famille. J’ai aussi eu peur pour ma fille. Elle est aide-soignante. Je voyais à la télévision le nombre de gens morts en France, je voulais qu’elle arrête de travailler, mais elle ne pouvait pas : «Maman, je ne peux pas arrêter, j’ai fait un serment, je dois soigner les personnes malades ». J’ai perdu cinq personnes en France, pas de ma famille proche, mais des alliés par le sang. A l’époque, il n’y avait pas de masques disponibles en France, je suis allée en acheter ici pour les envoyer à ma fille. Les nouvelles que je recevais du Congo étaient aussi difficiles. Mes enfants, je les appelais chaque jour pour leur dire de ne pas sortir, de mettre le masque. Au Congo, ce n’est pas comme ici, il y a beaucoup de monde partout, on est coincé dans le bus, dans la rue, partout. Mais là si tu ne sors pas, tu ne manges pas. C’est pas comme ici, tu achètes ta nourriture chaque jour. Quand eux regardaient la télévision, ils avaient peur pour moi: «Dis maman, il faut pas sortir, il faut pas travailler. Il Il faut se battre 86 faut arrêter ». Moi je leur expliquais que je devais continuer le travail le soir et dans les deux ménages qui acceptaient que je nettoie leur maison. Je travaillais chez un vieux monsieur de 94 ans qui m’a dit qu’il n’avait pas peur. On gardait juste les distances. J’avais aussi peur pour mes amies qui sont dans la même église que moi. On se téléphonait matin, midi, soir pour prendre des nouvelles. Je ne dormais pas.

Maintenant ça va, je suis un peu moins angoissée. Je travaille de nouveau dans huit ménages, plus le soir à Boudry. Mon rêve est qu’on trouve un médicament pour ça. Mais même le vaccin me fait peur. Qu’est-ce que ça va faire dans notre corps ? On ne sait pas si on va vivre à l’avenir comme on vivait avant. Pour moi, ça reste quand même difficile. Ma fille voulait se marier, elle a repoussé son mariage. Mais le 12 septembre je suis invitée à un autre mariage, celui de la nièce de mon compatriote. A Genève. Comment ça va se passer ? Ils ont invité six cents personnes. Nous les Africains, quand il y a des fêtes on profite, mais tout le monde est un peu angoissé. Si je ne vais pas, la dame ne va pas être contente. Je ne sais pas encore ce que je vais faire. On ne sait pas si l’année prochaine ça ira mieux ou pas. Mais il faut se battre, il faut se battre.