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Notre regard

Livre | «Silences d’exils» : quand la parole se délie et relie

Livres à (s’)offrir

En cette fin d’année 2020 où les contacts sociaux sont fortement réduits, la lecture reste un important repère. Entre le 25 novembre et le 20 décembre, nous proposons sur notre site asile.ch une sélection de  publications à lire et à offrir. Nous continuons cette série avec la présentation du livre Silences d’exils élaboré à partir d’un projet artistique sur le phénomène de la dépossession de la langue. Une belle oeuvre ponctuée d’explications concernant la démarche de l’auteure Marina Skalova et de la photographe Nadège Abadie, de récits personnels ainsi que de textes collectifs.

«Pour certains, la feuille est un mur blanc où s’exprimer, un espace possible. Pour les autres, elle est violence, renvoi à la limite qui sépare.»

Silences d’exils de Marina Skalova et Nadège Abadie, Editions d’en bas, Juin 2020. A retrouver dans vos librairies préférées. 

Pour des hommes et des femmes exilé.e.s en Suisse, la langue, et plus encore l’écriture, peut être barrière, source d’inégalités, d’angoisses et de frustrations. Elle peut aussi être outil d’invisibilisation et d’abus de pouvoir de la part des autorités. Entre 2016 et 2019, l’auteure Marina Skalova et la photographe Nadège Abadie animent des ateliers d’écriture et de photographie avec des personnes réfugié.e.s à Genève, Bienne et Fontainemelon (Neuchâtel). De ces ateliers sont nés une exposition et un livre paru en juin dernier aux Éditions d’en bas sous le titre Silences d’exils. Fil conducteur du projet : le phénomène de dépossession de la langue.

Les deux artistes ont proposé aux participant.e.s de trouver d’autres saveurs à la langue française, tout à l’opposé de celles redoutées des formulaires de l’administration. Et ceci, en suggérant à chacun.e que l’on peut se l’approprier, indépendamment de son niveau de connaissances et sans mettre de côté sa langue maternelle. Un sacré défi.

«Le projet a été conçu à partir d’un paradoxe. Écrire avec ceux qui ne peuvent pas écrire, parler du silence de ceux qui ne peuvent pas parler. Le matin, je me lève en pensant que c’est absurde.»

Comment donner goût à l’écriture alors que les esprits sont préoccupés par une décision Dublin, la recherche d’un travail ou l’attente d’un cours de français ? Comment trouver un langage commun alors qu’autour de la table les divergences linguistiques créent des incompréhensions multiples ? Le livre raconte, sans fard, ce processus et les doutes qui l’habitent. Avec transparence et réflexivité, les conceptrices du projet décrivent les tâtonnements, la recherche du ton approprié et l’équilibre, toujours fragile, qui parvient à s’établir. Le résultat n’est pas lisse. Mais c’est précisément cet envers du décor qui lui donne toute son originalité. Et par ricochets, Marina Skalova se dévoile aussi dans l’ouvrage à travers sa propre expérience de migration.

Photo: Nadège Abadie

«Chaque phrase est comme un voile que l’on effleure tout juste, dont on commence à deviner la texture, sans savoir la facture du tissu, douce ou rugueuse, sans savoir surtout les couches qui en dessous s’amoncellent. Il y a le doux et le grave, la neige et le soleil, l’école et l’église, les talibans et la question kurde. Entre ces extrêmes, il n’y a rien. La langue qui manque rend les perceptions enfantines.

Dès lors, comment restituer ? Tous les jours, on croit être poli en articulant les lettres, en ralentissant le rythme des phrases.

Pourquoi parle-t-on à l’étranger comme à un enfant ?
Se figure-t-on qu’il n’a pas encore acquis les règles de la cité ?
Comment entendre la lucidité, ce que le décalage et l’ailleurs lui révèlent – ce que l’intégré, l’acculturé ne voit pas ?
L’étranger doit-il réapprendre à vivre ?
A découvrir les saveurs, les odeurs, les textures et les bruits ?
Ses cauchemars ne lui en révèlent-ils pas de tout autres ?
Infantilise-t-on l’étranger pour ne pas voir ses cauchemars qui hantent notre cité ? Pour ne pas l’entendre crier sans bruit ?
Aphone, il est inoffensif.»

Le livre est parsemé de récits personnels et de textes collectifs issus de différents jeux de langage. On commence par « je m’en souviens », puis chacun.e complète. La parole dans un premier temps, puis l’inscription sur le papier. Autour de la table, le récit de l’un.e libère celui de l’autre et convoque ses propres souvenirs. Et quand on ne peut dire en français, c’est un.e compatriote qui prend le relais en traduisant ses mots. La langue française descend peu à peu de son piédestal et la peur de « faire faux » s’atténue.

Photo : Nadège Abadie.

Je suis arrivé le 25 janvier.
Je suis arrivé le 5 août.
Je suis arrivé et j’ai vu la montagne.
Je suis arrivé et j’ai vu la frontière de l’Italie et de la Suisse.
J’ai vu les policiers et j’ai couru dans la rue avec mon ami.
Alors ils ne m’ont pas regardé et j’ai pris le train pour Genève.
Je suis arrivé et j’ai vu les moutons.
Je suis arrivé et j’ai vu Bahnof Basel.
Je suis arrivé et j’ai vu la mort dans la mer.

***

Maintenant c’est difficile pour dormir, dit Omar.

ça va pas
la tête

ça va pas dans la tête
dans la tête
dans la tête
ça va pas

moi la nuit
ça va pas
j’habite à la Suisse
ça va pas

moi la nuit
je peux pas dormir
moi je me souviens pas
ce que j’ai dormi

la nuit je vois pas
les dessinés les photos

je me souviens pas
moi je peux pas

***
l’heure du lever de soleil partout dans le monde
l’heure de l’appel à la prière à Téhéran
l’heure du café, le matin et le soir, en Erythrée
l’heure où j’allais à l’école pour apprendre l’anglais à Zakhau
l’heure du début de la circulation des transports publics à Neuchâtel
l’heure de l’ouverture du marché frontalier Muana-Kabinda
l’heure de faire blabla à la récréation à 10h avec les amis à Kindia
l’heure d’aller embarquer au taxi-brousse pour Orofelo
l’heure du service militaire très long en Erythrée
[…]

En marge des ateliers, d’autres liens se tissent et se détissent, forcément. Alors que Marina Skalova apprend qu’un des participants avec qui elle a gardé contact a peut-être été expulsé, elle écrit :

«L’acidité me remonte à la gorge. D’un côté notre travail s’affiche dans l’espace public et s’étale dans des articles de presse. De l’autre, ceux par lesquels ce travail vit, précaires comme on ne peut pas dire. Leurs trajectoires si fluctuantes qu’elles nous filent entre les doigts, slaloment et s’évanouissent entre les pylônes sur lesquels trônent leurs visages surmontés de slogans.

Une autre exposition dédiée à l’exil se tient en parallèle à la nôtre. Photos peintures sculptures installations vidéos donnent à voir sentir entendre. Les images tanguent. Nausée. Bourdonnement dans le crâne. Indigestion de discours sur le drame.

Les instances qui expulsent ont presque toutes un budget réservé aux projets culturels.

Mes contradictions sont de la bile que je dégorge.»

Photo : Nadège Abadie.

 

En parallèle aux textes, les photos de Nadège Abadie s’affichent mystérieuses. Des portraits silencieux, dont la part d’ombre est importante et d’autres clichés qui s’écaillent, comme la langue. Des petits bouts de lieux d’hébergement, à l’allure défraîchie, suggèrent le traitement différencié réservé aux requérant.e.s d’asile en Suisse.

Photo : Nadège Abadie.

 

Notre système d’asile fait taire. Marina Skalova et Nadège Abadie s’inscrivent à l’opposé de ce paradigme en offrant un espace de parole, d’écriture et d’expression artistique. En donnant une voix aux exilé.e.s, elles les invitent à inscrire leur présence. Inscrire des mots pour se faire sa place. Faire de la langue un outil qui relie. Une belle démonstration des vertus de l’écriture. Un objet littéraire à multiples voix à s’offrir et à offrir.

Louise Wehrli

 

Vous pouvez également retrouver le projet artistique (comprenant notamment des éléments sonores) sur le site silencesdexils.net