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MASM | Situation à Samos : Extrait de lettre du Dr Pierre Corbaz

De retour de Samos, le médecin généraliste Pierre Corbaz (membre du groupe MASM – Médecins Santé Migrant·e·s) témoigne de la gravité de la situation. Pour lui,  c’est par «l’action politique que l’on peut imaginer faire cesser ce scandale». Le MASM est un groupe sans appartenance politique de médecins romands, de différentes. Il mobilise et agit, entre autres, pour la défense et le respect des droits de l’être humain pour les migrant·e·s en conformité avec la déontologie médicale et le droit international humanitaire. 

Nous reproduisons ci-dessous un extrait de la lettre du Dr Pierre Corbaz  du 01.11.20 que vous pouvez  également télécharger via leur site internet. 

Pierre Corbaz a également publié son témoignage le 15 décembre 2020 dans les titres de Tamedia « L’éthique est morte au camp de Samos, c’est une catastrophe humanitaire« 

Extraits de la lettre de Pierre Corbaz, médecin généraliste de retour de Samos.

(…) Ma première vision du port de Samos a été de voir partir en chasse les bateaux de Frontex ce sont des petites vedettes de types policier ou militaire, assez banales en fait, si l’on ne sait pas qu’ils vont, comme des chiens sur l’ex-mur de Berlin, chassez de l’humain. Je réalise qu’il y a une grande différence entre lire leur description sur le livre de Jean Ziegler (où j’ai appris leur existence) et les voir vraiment, de mes yeux, partir en mer. Il faut dire que le bras de mer qui sépare l’île de la Turquie est large de 2 km. La garde y est « efficace » puisqu’il n’y a plus de nouveaux migrants arrivants.

Le camp, en lui-même, prévu pour 600 personnes en accueille plus de 5000. Des containers sont entourés de barbelés et les réfugiés, les plus nombreux, qui n’y ont pas trouvé de place construisent des cabanes de bois et de bâches en plastique sur les terrains alentours. Cet espace s’appelle la jungle. Les rats y sont omniprésents, comme des animaux de compagnie ; en novembre les serpents ne se montrent plus.

Pendant mon séjour sur Samos il y a eu 2 incendies. Le premier à fait 300 sans-abris et a été annoncé à la télévision suisse romande. Le deuxième a fait 700 sans-abris et personne n’en a parlé.

(…) J’ai aussi, dans un autre sens, été frappé par ce que j’appellerai «la mort de l’éthique ». Il est évident que celle-ci est chevillée au corps de tous les soignants que j’ai rencontrés, leur déontologie est sans faille. Mais nos actes, dans la pratique, sont en contradiction avec ce qui nous est enseigné et demandé en Suisse.

Trois exemples, en cela, m’ont particulièrement frappé :

–j’ai vu plus de gale en deux semaines que pendant toute mon existence. Et on ne la traite plus, sauf en cas de surinfection, car ils se réinfectent immédiatement.

-des carries nombreuses douloureuses et délabrantes ne sont pas soignées, y compris chez les enfants, si ce n’est avec une « mixture maison » à base de clous de girofle, et une distribution ciblée de dentifrice et brosse à dents. (Le dentiste de l’île ne les traite pas).

– Ils ne sont pratiquement pas testés pour le Covid, ce joyeux luron qui fait trembler toute l’Europe, car les tests sont faits par une organisation gouvernementale qui impose une quarantaine. Il est évident qu’ils préfèrent tousser au bord de la mer que sous leur tente avec les rats omniprésents.

L’éthique est morte à Samos donc… Certes nous considérons que le réfugié à une dignité incommensurable (Emmanuel Kant) et que, pour paraphraser Levinas, il a un visage, j’en suis l’otage, ou encore, dans une éthique chrétienne « ce que je fais au plus petit d’entre eux… » ; ou, plus professionnels, nous relisons les versets de notre code de déontologie de la FMH. Mais ceci semble s’apparenter, dans ce contexte, dans cette enclave du tiers monde en Europe, à une coquetterie de soignants. Nos critères, nos devoirs n’ont pas cours ici.

Le patient, lui, n’en a que faire, il veut juste quitter la jungle. Il ne cherche pas la trace de sa dignité dans les yeux du soignant, ou si peu, mais dans l’attente (plusieurs mois, voire années) de l’entretien préliminaire à un éventuel billet de sortie.

L’éthique dès lors, pour le patient, ne signifie plus rien d’autres que : partir, quitter Samos.

L’éthique cède la place au politique et je reviens de Samos convaincu que notre action est la bonne : ce n’est que par l’action politique que l’on peut imaginer faire cesser ce scandale.

Et l’absence de réactions européennes fait frémir : nous sommes comme des villageois voisins d’Auschwitz (j’utilise cette comparaison avec grand respect pour la souffrance de ses victimes) qui n’avaient, disaient-ils, rien vu, rien senti, rien compris, dans un sentiment d’innocence indigne…

Et pourtant si les quelque huit millions de Suisse acceptaient d’accueillir les 5000 réfugiés de Samos cela ne ferait nullement un appel d’air (comme certains aiment à le dire) puisque l’île est cadenassée par Frontex. Et nous n’augmenterions notre population que d’une proportion négligeable … Mais quel bel exemple de solidarité humaine et européenne (vis-à-vis de la Grèce) nous pourrions donner, nous qui semblons avoir grand besoin de nous positionner favorablement sur l’échiquier du monde !