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Opinion | De Lesbos à la Cisjordanie en passant par Vevey : la politique de rejet de la Suisse à l’égard des personnes contraintes à l’exil

Dans un article du quotidien Le Temps, Claude Calame, Directeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et Professeur honoraire à l’Université de Lausanne, revenait  sur la passivité de la Suisse face à une tragédie qui se déroule depuis longtemps sous ses yeux, celle concernant les personnes contraintes à l’exil.  La thématique de la migration forcée est par ailleurs analysée dans son dernier livre intitulé «Migrations forcées, discriminations et exclusions : Les enjeux de politiques néocoloniales» (Éditions du Croquant, 2020).

Nous reproduisons ci-dessous une partie de l’article intitulé «La politique indécente de la Suisse à l’égard des personnes contraintes à l’exil» publié dans la rubrique Opinion du quotidien Le Temps du 2 octobre 2020.

De Lesbos à la Cisjordanie en passant par Vevey : la politique de rejet de la Suisse à l’égard des personnes contraintes à l’exil

Pour bloquer les exilés et migrants cherchant refuge dans un pays voisin, ce que Trump n’est pas parvenu à ériger à la frontière avec le Mexique, le gouvernement grec de Mitsotakis est en train de le réaliser entre les îles orientales de la Mer Égée et la côte occidentale de la Turquie : une barrière flottante de plusieurs kilomètres vient d’être installée entre la côte turque et l’île de Lesbos, cela avec la complicité de l’agence Frontex et de l’Union européenne. Objectif : interdire l’accès de la Grèce et de l’UE aux réfugiées et réfugiés provenant essentiellement de Syrie et d’Afghanistan, et retenus en Turquie, au nombre de près de quatre millions, au nom d’un accord passé avec ce pays en mars 2016. De même que ses voisines Samos et Chios, Lesbos abrite l’un de ces centres « d’accueil » installés par l’UE à ses frontières méridionales. On y fait le tri entre demandeurs d’asile et migrants jugés économiques, passibles d’une expulsion immédiate. Inscrite dans les accords européens de Dublin III, cette logique de tri est renforcée dans le « Pacte sur la migration et l’asile » qui doit désormais les remplacer. Prévu pour moins de 3000 personnes, le camp de Moria en abrite, ou plutôt en abritait plus de 12000, hommes, femmes et enfants, dans des conditions de promiscuité, d’insalubrité et d’enfermement (pandémie oblige) indescriptibles. L’incendie tout récent qui l’a détruit, faisant de ses occupants des sans-abri, en est la dramatique conséquence.

La réaction de la Suisse qui se dit humanitaire ? En date du 16 mai dernier, le Secrétariat d’État aux Migrations annonçait que la Confédération allait recevoir 23 mineurs non accompagnés provenant des camps de Grèce. À la totale insuffisance d’un geste donné comme généreux s’ajoute le fait que l’accueil de ces enfants et adolescents est une obligation faite par les accords de Dublin III au nom du regroupement familial… Pendant ce temps, en dépit des mesures de confinement empêchant les auditions en présentiel, la Suisse refusait de suspendre aussi bien l’examen des demandes d’asile que les renvois de réfugiés contraints à l’enregistrement dans le premier pays d’accueil.
Pire, en particulier dans les « centres de retour », la société de droit privé ORS service SA à qui la Confédération a confié la gestion des centre fédéraux pour réfugiés n’a accordé ni les moyens de l’hygiène exigée par la pandémie, ni la possibilité de la distance sociale : les Juristes Démocrates de Suisse ont été contraints de porter plainte à cet égard autant contre la Direction de la sécurité du Canton de Zurich que contre ORS, notamment pour « abandon de personnes en grave danger ». Par ailleurs, dans l’un de ces camps fédéraux situé à Giffers (Fribourg), les agents de sécurité de la société anonyme Protectas se sont rendus coupables de coups et violences à l’égard de jeunes requérants. Cette politique constamment restrictive et répressive est d’autant plus choquante que de 39523 en 2015 le nombre des requérants d’asile s’est abaissé à 14269 en 2019.

Mais quant à la politique à l’égard des étrangers les plus précarisés et des pays dont ils proviennent, l’asile n’est pas l’unique domaine où la collaboration de la Confédération avec des entreprises privées s’avère désastreuse. À une toute autre échelle, mais dans la même logique, en février dernier le Conseil fédéral, par la voix d’Ignazio Cassis, présentait son orientation stratégique de coopération internationale pour 2021 à 2024. Outre la création d’emplois décents, la lutte contre les changements climatiques et la promotion de l’état de droit, la CI promue par la Confédération prône désormais « la réduction des causes de la migration irrégulière et du déplacement forcé ». Or ces différents objectifs devraient être atteints essentiellement par un développement économique fondé sur l’« incontournable » (sic !) collaboration du secteur privé ; un secteur privé qui se distinguerait par « sa force d’innovation », « ses canaux de distribution », et des « opportunités d’investissement ». En particulier la DDC serait ainsi appelée à collaborer étroitement avec le Seco ! Dans la logique néolibérale du win-win, la coopération au développement aurait pour effet de stimuler la demande « par l’achat de biens et de services en Suisse », et de procurer aux entreprises du pays de nouveaux marchés. Elle maintiendrait ainsi l’indépendance et la « compétitivité » de l’Helvétie sur la scène internationale !
Cette réorientation néolibérale de la stratégie de coopération internationale n’étonnera en rien quand on sait qu’il y a un an, Ignazio Cassis est parvenu à faire nommer comme vice-directeur de la DDC nul autre que Christian Frutiger, l’ancien lobbyiste en chef de Nestlé…
En somme il s’agit de soumettre la coopération au développement aux règles d’une mondialisation économique et financière dont les multinationales, volontiers implantées dans le paradis fiscal que reste la Suisse, sont l’un des relais les plus puissants, de mèche avec les institutions financières internationales tel le FMI. On en sait les conséquences destructrices dans les pays les plus défavorisés, autant par l’exploitation des ressources dites naturelles que par celle de la force de travail, femmes et enfants inclus. Le débat sur l’initiative pour des multinationales responsables les a à nouveau mis en lumière : changement climatique et misère sociale comptent parmi les causes principales des migrations contraintes. Nous en sommes les complices et à leurs victimes, nous refusons toute forme d’accueil.
Mais pouvait-on attendre davantage de celui qui a commencé par dénigrer le travail de l’UNRWA, l’agence de l’ONU chargée des réfugiés palestiniens avant de contraindre son chef, le Suisse Pierre Krähenbühl, à la démission ? Pouvait-on espérer mieux de celui qui a engagé la Suisse à renoncer à signer le Pacte mondial dit « de Marrakech » pour les migrations sûres, ordonnées et régulières, un pacte de l’ONU pourtant non contraignant ? La messe est dite.

Claude Calame,
Directeur d’études, EHESS, Paris
Prof. hon. UNIL

Migrations forcées, discriminations et exclusions : Les enjeux de politiques néocoloniales. Auteurs : Claude Calame & Alain Fabart (coord.) Éditions du Croquant, 2020.

Migrations forcées, discriminations et exclusions : Les enjeux de politiques néocoloniales est un ouvrage proposant différents éclairages sur les causes des migrations forcées et sur leurs conséquences en termes de stigmatisation, de discrimination, d’exclusion et de négation des droits : droits de la personne, droits sociaux.

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