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Notre regard

Nouvelle procédure d’asile | Trop rapide, de mauvaise qualité. Bilan sévère des juristes indépendant·e·s

Le 8 octobre dernier, une « Coalition de juristes indépendant·e·s » a publié un bilan de la première année de mise en oeuvre de la nouvelle procédure d’asile[1]. La Coalition qui est à l’origine de ce rapport est composée d’associations, d’avocat·e·s et d’individus qui ont en commun d’êtres actifs dans la défense du droit d’asile et de ne pas exercer de mandat pour le Secrétariat d’État aux migrations (SEM), d’où le qualificatif « indépendant·e·s ». Le Centre social protestant de Genève en fait partie.

La période passée sous revue va du 1er mars 2019, date d’entrée en vigueur de la restructuration de l’asile, au 29 février 2020. Ce bilan repose premièrement sur des statistiques obtenues auprès du SEM et du Tribunal administratif fédéral (TAF), deuxièmement sur 75 cas d’application de la nouvelle procédure recensés par les membres de la Coalition, troisièmement sur les observations qualitatives issues de la pratique des membres de cette Coalition.

Premier constat : la procédure menée par le SEM va trop vite, et des décisions sont prises sans que les faits aient pu être clairement établis. Autrement dit, des décisions négatives sont parfois prises sans que les motifs d’asile aient été entièrement clarifiés. Il est même fréquent que la situation médicale des personnes en demande d’asile, pourtant éminemment liée à la compréhension de leurs motifs, n’ait pas fait l’objet d’une investigation adéquate[2].

Cette observation n’a rien d’original, puisque l’Organisation suisse d’aide aux réfugié·e·s communiquait déjà à ce sujet le 4 février dernier: « Les autorités se concentrent sur l’accélération, quitte à négliger l’équité et la qualité des procédures[3]». Ce qui vient ici appuyer le propos, ce sont les statistiques: en procédure accélérée, 24 % des recours contre une décision négative sont acceptés par le Tribunal administratif fédéral. Un taux de succès bien supérieur à la moyenne entre 2015 et 2018, qui était de 11,4 %. Les décisions du SEM sont donc manifestement de plus mauvaise qualité qu’auparavant. Pour faire passer sa grande restructuration, l’administration argumentait qu’en réunissant tous les acteurs de la procédure sous un même toit elle pourrait accélérer les procédures sans y perdre en qualité… c’est raté.

L’autre point d’achoppement est celui du triage des demandes d’asile entre procédure accélérée, prévue pour les cas les plus évidents, ou procédure étendue, censée permettre de débrouiller les cas les plus complexes. Tout au long de la promotion de sa restructuration, le SEM projetait de traiter 40 % de demandes en procédure étendue. Or, pendant la période passée sous revue, l’autorité n’a eu recours à la procédure étendue que dans 18 % des cas, soit moins de la moitié de la part initialement prévue. Le 9 juin dernier, le Tribunal administratif fédéral est intervenu pour forcer le SEM à traiter un cas en procédure étendue4. Dans cette affaire, le SEM a tenté de traiter un dossier complexe en procédure accélérée, et a rendu une décision en 89 jours au lieu des 29 prévus par la loi. Espérons que cet arrêt de principe incite le SEM à recourir davantage à la procédure étendue !

L’autre constat majeur de ce rapport de la Coalition, c’est que près d’un recours sur trois gagné devant le TAF n’a pas été déposé par l’organe de protection juridique pourtant mandaté par le SEM pour la défense juridique des requérant·e·s d’asile, et présent dans les Centres fédéraux d’asile à cette fin, mais par un prestataire externe ou par le requérant·e lui-même. Pour rappel, quand une décision négative tombe, le représentant·e juridique peut faire recours ou, s’il estime que le recours n’a pas de chances de succès, peut résilier son mandat. Le requérant·e d’asile dispose alors du temps restant, sur un délai de recours de sept jours seulement, pour trouver à l’extérieur du centre quelqu’un qui veut bien l’aider. C’est une démarche qui peut s’avérer difficile, voire impossible, si le centre où le requérant·e se trouve est isolé, ce qui est fréquent. Dans de nombreux cas gagnés par des mandataires externes, c’est ce qui s’est produit : le mandat a été résilié, le cas ayant été jugé – à tort – sans chance de succès, et le requérant·e d’asile a dû se débrouiller par ses propres moyens.

Le problème des cas non-défendus

Pour illustrer son propos, le rapport de la Coalition s’appuie sur des fiches de l’Observatoire suisse du droit d’asile et des étrangers. Celui-ci décrit des cas concrets où la nouvelle procédure pose problème. « Nezif » et « Gesine »[5], par exemple, est un couple avec deux enfants originaire de Turquie. Leur dossier est manifestement complexe : appartenance à une minorité ethnique et religieuse, engagement politique, activité syndicale, surveillance policière, menaces venant d’inconnus. Pourtant le SEM, dans une procédure accélérée, refuse leur demande. Leur représentant·e juridique, bien que critique au moment d’exprimer son avis sur le projet de décision du SEM, estime au final que le recours est dénué de chances de succès. La famille cherche alors une aide extérieure et se tourne vers le Solidaritätsnetz de Berne, une association indépendante aux moyens bien moindres de ceux dont dispose le prestataire subventionné. Solidaritätsnetz écrit un recours et obtient de nouveaux moyens de preuve. Le SEM est finalement forcé de revenir sur sa décision et de poursuivre l’instruction dans une procédure étendue[6].

Disons-le sans ambages : chaque cas gagné au TAF ou infléchissant la volonté du SEM grâce au travail effectué par un·e mandataire externe ou par le requérant·e d’asile lui-même, alors que la protection juridique avait résilié son mandat, constitue une erreur grave de la protection juridique subventionnée par le SEM pour défendre les requérant·e·s. L’erreur étant humaine, on peut comprendre qu’un ou deux cas se produisent, mais il y a eu 66 cas gagnés au TAF hors représentation juridique pendant la seule première année de fonctionnement. C’est beaucoup trop, et ce chiffre laisse craindre un problème systémique : soit certains organismes de protection juridique font mal leur travail, soit ils renoncent à faire recours pour des raisons de manque de temps ou par souci d’économie – ce qui est tout aussi grave, parce que ces motifs de résiliation ne sont pas prévus par la loi. Et ce décompte ne tient évidemment pas compte des décisions qui n’ont finalement pas pu être contestées faute d’avoir trouvé une aide juridique externe.

Une protection inégale

Notons tout de même que la pratique des prestataires de protection juridique n’est pas la même dans toute la Suisse : selon le rapport de la Coalition, un·e requérant·e d’asile a quatre fois moins de chances de voir sa cause défendue devant le TAF s’il est au centre d’Altstätten que s’il est au centre de Boudry. D’un côté, cette hétérogénéité des pratiques renforce malheureusement le caractère « loterie » de la procédure d’asile. D’un autre côté, du point de vue romand, nous sommes rassurés de constater que les juristes de Boudry sont parmi ceux qui effectuent le mieux leur travail.

Finalement, la Coalition adresse des revendications, qui touchent aux différents aspects précités : le SEM doit ralentir la cadence en procédure accélérée; les délais de traitement des demandes doivent être assouplis ; les délais de recours doivent aussi être prolongés, de même que ceux de traitement d’un recours par le TAF ; le SEM doit revoir sa politique de triage et recourir davantage à la procédure étendue ; les prestataires de protection juridique partout en Suisse doivent résilier moins de mandats et, en cas de résiliation, les motifs de cette résiliation doivent être rendus par écrit aux requérant·e·s d’asile. Les membres de la Coalition font aussi le constat qu’une aide juridique indépendante demeure essentielle, et certains montent déjà des projets pour la renforcer spécifiquement à l’adresse des requérant·e·s d’asile en procédure accélérée[7].

Le SEM, de son côté, annonce une évaluation de sa nouvelle procédure pour l’été 2021. Dans ce cadre, l’analyse de la qualité des décisions et de la protection juridique sera réalisée par le Centre de compétence sur les droits humains (CSDH)[8]. Le contenu de cette évaluation sera certainement intéressant, même s’il est piquant de relever que l’évaluation présente le même défaut que la protection juridique à évaluer : le CSDH agit sur mandat du SEM et l’enveloppe dont il dispose est chiche. Il faudrait, entre autres points à sonder, poser des questions aux personnes en demande d’asile elles-mêmes, pour savoir notamment si elles ont confiance en ces représentant·e·s juridiques qui travaillent côte à côte avec le SEM – la Coalition indique avoir recueilli des témoignages alarmants sur ce point. Mais un tel sondage n’est pas prévu. Pour ces raisons il y a fort à parier que ce n’est pas cette évaluation qui fera douter le SEM, qui avec entrain tire un bilan positif de sa propre action[9]. Normal.

ALDO BRINA

[1]Coalition des juristes indépendant·e·s pour le droit d’asile, « Restructuration du domaine d’asile. Bilan de la première année de mise en oeuvre », 8 octobre 2020.

[2] Vivre Ensemble, « Fact-checking. Les ratés de l’accélération des procédures », n° 176, février 2020.

[3] OSAR, « L’accélération ne doit pas prétériter l’équité et la qualité », 4 février 2020.

[4] Tribunal administratif fédéral, arrêt E-6713/2019, 9 juin 2020.

[5] Prénoms d’emprunt.

[6] Schweizerische Beobachtungsstelle für Asyl- und Ausländerrecht, Beschleunigtes Verfahren wurde komplexem Fall nicht gerecht, Fall 367/25.09.2020.

[7] Pikett Asyl, « Über das Pikett Asyl » [en ligne, page consultée le 3.12.20].

[8] Site internet du CSDH : https://www.skmr.ch/frz/home.html.

[9] Secrétariat d’État aux migrations (SEM), « Procédures d’asile accélérées : premier bilan », 6.02.2020.