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Notre regard

Nigéria | De la protection à accorder aux victimes de traite des êtres humains

Sibel Can-Uzun

Trompées par de fausses promesses d’emploi et / ou d’études, les jeunes femmes originaires du Nigéria que nous avons pu rencontrer lors de nos consultations au secteur d’assistance aux victimes de traite des êtres humains du CSP Genève ont pour certaines été recrutées alors même qu’elles étaient encore mineures. Avant leur départ, elles sont soumises à un rituel religieux juju durant lequel elles prêtent serment (encadré). Une fois arrivées en Europe, elles se retrouvent forcées à la prostitution afin de rembourser de prétendus frais de voyage exorbitants, menacées des répercussions du rituel juju si elles ne s’exécutent pas. Malgré ce schéma systématique, à ce jour et à notre connaissance, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) refuse de reconnaître la qualité de réfugié à cette catégorie particulière de victime de traite des êtres humains.[1] Il leur accorde généralement une admission provisoire. Or elles devraient se voir reconnaître le statut de réfugié, à l’instar de ce qui se fait dans des pays comme la France [2] et le Royaume-Uni, car elles ne sont pas protégées par leur propre État.[3]

Bien que le SEM reconnaisse qu’en cas de retour le risque de persécution est important et que l’exécution du renvoi conduirait à une violation de l’art. 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), soit des risques de torture et traitement inhumains et dégradants, la qualité de réfugié est niée à ces femmes nigérianes car il ne considère pas que les victimes de traite des êtres humains constituent un groupe social déterminé au sens de la loi sur l’asile (art. 3 LAsi). [4]

Certes, en Suisse, le sexe/genre à lui seul ne permet pas de reconnaître que la caractéristique du groupe social déterminé est réalisée. Toutefois, la révision totale de la loi sur les réfugiés de 1998 a introduit la notion qu’il faut tenir compte des motifs de fuite spécifiques aux femmes. La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul, renforce ce principe à son article 60 al.1 et al.2.

L’emprise du rituel juju

« Le vaudou – appelé juju au Nigéria – est une religion traditionnelle en Afrique de l’Ouest pratiquée depuis des siècles. Selon la croyance, les esprits ou les dieux gouvernent la terre et chaque aspect de l’existence humaine. Ils peuvent protéger ou punir les humains. (…) Les victimes considèrent que le serment qu’elles ont prêté durant la cérémonie juju est un serment solennel et elles ne sont pas enclines à le rompre aisément ».

EASO, Rapport d’information sur les pays d’origine, Nigéria, Traite des femmes à des fins sexuelles, octobre 2015, p. 28ss

Au fil des années, différentes formes de persécutions à l’égard des femmes, telles que les mutilations génitales féminines, les mariages forcés ainsi que les violences conjugales, ont pu être reconnues comme pouvant présenter un motif d’asile, ces victimes appartenant à un groupe social déterminé selon le contexte sociétal et juridique du pays d’origine.

Le précédent afghan

La traite des êtres humains a pu donner lieu à la reconnaissance de la qualité de réfugié dans le cas des jeunes garçons exploités sexuellement en Afghanistan, phénomène connu sous le terme « Bacha bazi » [5]. Dans un arrêt du Tribunal administratif fédéral (TAF) de 2017 (D-262/2017), les juges ont reconnu que la victime remplissait la condition d’appartenance à un groupe social déterminé. La juriste Anne-Laurence Graf- Brugère relève que « selon une première interprétation, on peut considérer que c’est l’expérience passée comme « Bacha bazi » qui l’exposait au moment de son départ d’Afghanistan, et qui l’exposerait en cas de retour dans son pays, à des persécutions. (…) Selon une seconde interprétation, on peut déduire de l’argumentation du TAF que le garçon a été ciblé et recruté comme « Bacha bazi » en raison de son appartenance à un groupe social déterminé, par exemple des jeunes garçons en Afghanistan. » [6]

Un groupe social déterminé

La définition suisse du terme « groupe social déterminé » est similaire à celle développée par le HCR [7]: « Lorsque sur la base de qualités propres et immuables, un groupe de personnes se distingue d’autres groupes, qui en raison de ces qualités, est ou crainte d’être victime de mesures de persécution. » [8]

S’agissant de la protection à apporter aux victimes de la traite, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés indique que « Les victimes avérées ou potentielles de la traite peuvent être éligibles au statut de réfugié s’il peut être prouvé qu’elles craignent d’être persécutées du fait de leur appartenance à un certain groupe social » [9].

Le HCR développe que les femmes sont un exemple de sous-groupe social de personnes qui sont définies par des caractéristiques innées et immuables et qui sont souvent traitées différemment des hommes. Selon le contexte du pays, ces sous-groupes peuvent être les femmes seules, les veuves, les femmes divorcées, les femmes illettrées, les enfants séparés ou non accompagnés, les orphelins ou les enfants des rues. Il est également explicité que les anciennes victimes peuvent également constituer un groupe social du fait de la caractéristique immuable, commune et historique consistant à avoir fait l’objet d’une traite.

La traite des êtres humains n’est ainsi pas simplement un acte criminel comme a pu l’affirmer le TAF dans une jurisprudence antérieure (D-2341/2019 du 22 octobre 2019), mais englobe des questions plus complexes de genre et de violence à l’égard des femmes.

Le gouvernement nigérian ferme les yeux

Dans le cas du Nigéria, bien que l’État ait adopté une certaine forme de législation, il n’apporte à ce jour aucune protection effective que ce soit aux femmes vulnérables qui pourraient être les proies de réseaux de trafiquants ou alors aux victimes qui rentrent au pays après avoir été victimes de traite des êtres humains. Cela a été reconnu par le SEM dans le cadre de décisions d’asile.

En s’abstenant de mettre en place un système de protection efficace pour ces femmes, l’État nigérian tolère de fait ces violences. Il ne lutte pas davantage contre la stigmatisation à laquelle sont confrontées les anciennes victimes à leur retour, qui deviennent à nouveau des cibles pour les trafiquants [10].

En nous basant sur ce qui a été développé ci-dessus, mais également l’environnement sociétal du Nigéria, les anciennes victimes de traite des êtres humains en cas de retour risquent des persécutions justement parce qu’elles appartiennent à un groupe social déterminé. Leur expérience passée de victime constitue une caractéristique indissociable de leur personnalité, dans la mesure où elles ne peuvent pas modifier leur passé et que la stigmatisation ou les représailles interviennent de manière discriminatoire du fait de leur appartenance à un groupe social déterminé.

Les femmes nigérianes victimes de traite des êtres humains doivent ainsi se voir accorder une réelle protection, à savoir le statut de réfugié si les autres conditions de l’art. 3 LAsi sont réalisées.

SIBEL CAN-UZUN
Secteur d’assistance aux victimes de traite des êtres humains du CSP Genève

[1] SEM, Manuel Asile et retour, Article D2, Les persécutions liées au genre, §2.3.8
[2] Décision de la CNDA n° 16015058 du 30 mars 2017
[3] HD (Trafficked women) Nigeria CG, [2016] UKUT 00454 (IAC), United Kingdom : Upper Tribunal (Immigration and Asylum Chamber), 17 October 2016
[4] SEM, Manuel Asile et retour, Article D2, Les persécutions liées au genre, §2.3.8 5 TAF D-262/2017 du 1er mai 2017
[6] Anne-Laurence Graf-Brugère, Le motif de persécution tiré de « l’appartenance à un groupe social déterminé », mai 2018
[7] HCR, Principes directeurs sur la protection internationale : L’appartenance à un certain groupe social » dans le cadre de l’art. 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou son Protocole de 1967 relatifs au Statut des réfugiés, HCR/GIP/02/02 Rév.1, 8 juillet 2008
[8] Office fédéral des migrations, La situation des femmes dans la politique d’asile – appréciation des aspects spécifiques aux femmes et liés au sexe en procédure d’asile, Rapport d’août 2005 en réponse au Postulat Menétrey-Savary (00.3659), p. 10
[9] CR, PRINCIPES DIRECTEURS SUR LA PROTECTION INTERNATIONALE : Application de l’Article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés aux victimes de la traite et aux personnes risquant d’être victimes de la traite, HCR/GIP/06/07 date : 7 avril 2006
[10] EASO, Country Guidance, Nigéria, Guidance note and common analysis, février 2019, p. 60ss

ARTICLE 3. DÉFINITION DU RÉFUGIÉ

Sont des réfugiés les personnes qui, dans leur État d’origine ou dans le pays de leur dernière résidence, sont exposées à de sérieux préjudices ou craignent à juste titre de l’être en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social déterminé ou de leurs opinions politiques. Sont notamment considérées comme de sérieux préjudices la mise en danger de la vie, de l’intégrité corporelle ou de la liberté, de même que les mesures qui entraînent une pression psychique insupportable. Il y a lieu de tenir compte des motifs de fuite spécifiques aux femmes.