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Le temps des réfugiés | Relations européennes avec la Lybie: un commerce des plus macabres

Jasmine Caye revient sur les affaires particulières entre la Lybie et l’Union européenne. Un business juteux qui comprend 700 millions d’euros alloués au pays du Nord de l’Afrique dans la gestion des frontières. Or, des rapports révèlent que certains de ces fonds ont été détournés par des milices qui s’enrichissent sur le trafic des migrant·es et que ceux et celles-ci subissent de nombreuses formes de détention. Diverses organisations telles que SOS Méditerranée ou l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés demandent à ce que ces renvois cessent et que l’UE mettent en place une coordination avec les ONG qui soit efficace, rapide et non exclusive au sein de la grande bleue.

Nous reproduisons, ci-dessous, l’article publié sur le blog de Jasmine Caye, Le temps des réfugiés, le 5 mai 2021.

« Refugee boat » par Kostas Limitsios (Flickr)

L’excellent reportage de Maurine Mercier pour la RTS parle de la barbarie d’une milice en Libye, de la nécessité de justice dans ce pays et de la relation toxique entre le gouvernement actuel et les milices pour assurer sa sécurité et celle du territoire. En Libye, les milices vivent d’abord de trafics d’armes, de drogue, de migrants et d’essence. Mais, comme le gouvernement n’a pas de police, ni d’armée, ni aucune institution pour les soumettre, il leurs verse des salaires pour tenter d’y parvenir.

L’argent de l’UE termine dans les caisses des milices

Or, le communiqué récent du Service Européen pour l’Action Extérieure (SEAE) précise les montants astronomiques des transferts effectués en Libye pour favoriser le renforcement de la société civile et améliorer la gestion des migrations. Dans l’ensemble, l’aide de l’UE à la Libye a atteint environ 700 millions d’euros au cours des dernières années. Sur les 455 millions d’euros accordés dans le cadre du Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique (EUTF), 57 millions d’euros sont alloués pour soutenir les autorités libyennes dans la gestion des frontières, les activités de recherche et de sauvetage (SAR) en mer et sur terre et les forces de l’ordre.

Un autre rapport du Groupe d’experts de l’ONU sur la Libye dit que l’embargo sur les armes décidé en 2011 est une blague. Les armes arrivent de toutes parts. Le groupe d’experts déclare aussi que les personnes migrantes interceptées en mer Méditerranée par les gardes-côtes libyens ne sont pas toujours correctement comptabilisées à leur arrivée aux ports. Certains disparaissent et les différents ministères interrogés n’ont pas donné d’explications. Une chose est sûre, lorsque les migrants sont à nouveau placés dans des centres officiels de détention, ils sont victimes des pires traitements, le groupe d’expert le confirme.

En 2019, AP News publiait une enquête ahurissante affirmant que d’importants fonds européens avaient été détournés vers des milices enrichies grâce aux trafics de migrants et bénéficiant de liens spéciaux avec des gardes-côtes. L’ONU était au courant.

L’UE refoule à grande échelle

L’UE et les autorités politiques des gouvernements européens savent que les migrants subissent toutes sortes de sévices en détention, que ce soit dans des centres officiels ou dans des centres cachés. L’OIM et le HCR ont demandé que les refoulements vers la Libye cessent.

Pourtant, Frontex collabore directement avec les gardes-côtes libyens, eux-mêmes affiliés à des milices criminelles. Selon un document interne de l’UE, 11 891 migrants ont été interceptés en mer et ramenés en Libye en 2019, c’est beaucoup.

En mars, le patron de Frontex, Fabrice Leggeri, a nié cette collaboration devant le Parlement européen, mais une enquête du SPIEGEL et d’autres médias prouve la collaboration étroite de Frontex avec les gardes-côtes libyens. Les journalistes ont collecté des données de position sur les avions Frontex, ils les ont recoupées avec les données des navires et les informations des migrants et des organisations civiles de sauvetage. Ils ont examiné des documents confidentiels et se sont entretenus avec des survivants, des officiers libyens et du personnel de Frontex.

La recherche a révélé l’étendue de la coopération entre Frontex et les garde-côtes libyens. L’agence européenne de protection des frontières joue effectivement un rôle actif dans les interceptions menées par les Libyens. Frontex a survolé des bateaux de migrants à au moins 20 reprises depuis janvier 2020 avant que les garde-côtes libyens ne les ramènent. Les Libyens ont même pénétré dans la zone de recherche et de sauvetage maltaise qui se trouve à des milliers de kilomètres des côtes libyennes et sous juridiction européenne.

Dans la plupart des cas, des navires marchands ou des navires humanitaires se trouvaient à proximité et auraient été en mesure d’effectuer les sauvetages plus rapidement. Ils n’ont pourtant pas été alertés. Les organisations civiles de sauvetage en mer ne reçoivent pratiquement jamais d’alertes de Frontex.

Des migrants peuvent être sauvés, on les laisse couler

Un terrible drame pouvait être évité. Les 20, 21 et 22 avril resteront dans les annales des sauvetages manqués en Méditerranée. Ce drame, vécu de plein fouet par l’équipage humanitaire de l’Ocean Viking (SOS Méditerranée) aurait pu être évité si un dispositif européen de recherche et de sauvetage efficace existait. Après des heures de recherche en mer, des appels infructueux aux différents centres de sauvetage italiens et maltais quelques échanges inutiles avec Frontex, le navire humanitaire est arrivé trop tard sur les lieux du naufrage. Près de 130 personnes sont mortes noyées au nord-est de Tripoli. Les gardes-côtes libyens ont choisi de ne pas intervenir.

Le rapport détaillé de SOS Méditerranée sur cet événement est glaçant. Pour Caroline Abu Sa’Da, Directrice Générale de SOS MEDITERRANEE Suisse, “les dirigeants politiques de l’Union européenne ont sciemment décidé de ne pas faire tout ce qui était en leur pouvoir pour sauver ces vies” (1). Il est grand temps que l’Europe mette en place “une coordination efficace, rapide et non exclusive entre les autorités maritimes et tous les navires présents en mer”.

Ce dispositif n’est pas destiné à attirer des migrants en Europe mais à sauver des morts-vivants de la mort imminente. Pour mieux comprendre ce point de vue, je recommande la brochure Stop Aux Fake News Sur Le Sauvetage en Méditerranée qui rétablit la vérité sur plusieurs points importants.

(1) Communiqué du 1er mai 2019: Laissant derrière lui une mer de honte, l’Ocean Viking s’apprête à débarquer 236 personnes rescapées en Sicile.