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Notre regard

Analyse | TAF : l’impartialité de la justice questionnée

Giada de Coulon

Le domaine de l’asile est bien souvent sujet à instrumentalisation politique, raison pour laquelle l’indépendance du pouvoir judiciaire est plus que jamais essentielle. Or, une étude de l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETH) [1] questionne l’impact de la composition des jurys sur les décisions du Tribunal administratif fédéral (TAF). L’affiliation politique des juges pourrait influencer l’issue des recours, notamment en matière de droit d’asile. Les juges de l’UDC seraient beaucoup plus stricts que les autres. Inversement, un jugement avec des juges affiliés au PS doublerait les chances de voir le recours admis. Deux médias, la SRF [2] et la NZZ am Sonntag [3] ont mené l’enquête sur ce qui pourrait bien représenter une entorse sévère à un accès équitable à la justice.

« Les deux confrères [avocats] » par Honoré Daumier

Rien de nouveau sous le soleil ?

Dans nos colonnes en 2006 [4], Yves Brutsch alors chargé d’information au Centre social protestant Genève, mentionnait le fait que « la qualité et l’orientation des décisions semblent tenir beaucoup à la personnalité de ses juges ». Juges qui travaillaient alors pour la Commission de recours en matière d’asile (CRA). Le transfert de cette institution au TAF est décrit dans l’article comme un moyen d’échapper aux pressions du Département fédéral de justice et police, auquel la CRA était encore administrativement rattachée. Au TAF, les juges sont élus par l’Assemblée fédérale et la surveillance est assurée par le Tribunal fédéral. Depuis lors, l’élection se fait également selon leur affiliation à un parti politique pour assurer une représentativité. Affiliation qui ne devrait cependant jouer aucun rôle lors des prises de décisions vu que la justice est censée être indépendante…

Une loterie en main des partis politiques ?

La neutralité des juges du TAF et l’impact de leur affiliation partisane sur leurs décisions dans le domaine de l’asile est au cœur de l’enquête de deux médias suisses alémaniques alertés par une étude de l’ETH, la télévision publique (SRF) et la NZZ am Sonntag. En règle générale, les cours de justice statuent à trois juges. Après enquête, la NZZ dévoile que lorsque le collège de juges est majoritairement composé de socialistes, la probabilité qu’un recours en matière d’asile soit approuvé est deux fois plus élevée que si la composition est dominée par des magistrats UDC ou PLR. Or, le fait qu’un parti y soit majoritaire est relativement fréquent. Hasard ou volonté délibérée ? Le TAF s’est doté d’un logiciel qui détermine aléatoirement la composition du collège des juges en charge d’une affaire. Le problème, soulevé par l’enquête de la SRF, est que le système peut être relancé à souhait jusqu’à obtenir satisfaction sur sa composition. Dans le cadre d’une requête auprès du Tribunal fédéral, il s’est avéré que le caractère aléatoire était perturbé dans 30 % des cas! Le TAF s’en défend en assurant que les panels n’ont pas été modifiés pour cause de partialité politique… Comment s’en assurer ? L’article de la NZZ suggère d’instaurer un contrôle externe afin de tendre à une composition équitable des jurys.

Un organe démocratique essentiel Déposés suite à une décision d’asile négative ou de non-entrée en matière, les recours sur une décision d’asile peuvent sauver des vies. Si le recours est admis, le dossier retourne au SEM pour exécution de la décision du TAF ou pour nouvelle décision. Si le recours est rejeté, aucune autre instance ne peut être sollicitée en Suisse. L’enjeu est de taille. D’autant plus depuis la restructuration de l’asile, où les premiers bilans indépendants de l’accélération des procédures constatent des décisions du SEM de moins bonne qualité. [5] Le garde-fou que représente le TAF devient alors essentiel. Une bonne raison d’instaurer un contrôle judiciaire efficient.

GIADA DE COULON

Décision à juge unique L’impact de l’affiliation politique des juges sur l’issue des recours en matière d’asile se pose dès l’examen préliminaire du dossier. En effet, nombre de décisions sont prises à juge unique. Tel est le cas des refus d’entrer en matière sur des recours jugés infondés. Il suffit d’un·e seul·e juge pour décider que le recours est sans fondement et que, à défaut d’une avance de frais, il sera déclaré irrecevable. Pour exemple, les recours Dublin pour empêcher un renvoi vers l’Italie ont été jugés de manière récurrente comme «infondés» et liquidés à juge unique, sans autre examen, alors que de nombreuses informations démontraient que l’accès à un hébergement ou à la procédure était défaillant. La demande d’avance de frais se veut alors dissuasive, tout comme les amendes pour des recours jugés «téméraires» qui peuvent se faire à juge unique. Comment ne pas les voir comme des entraves d’accès à la justice, influencées par les programmes politiques auxquels les juges souscrivent ?

[1] Gabriel Gertsch, « Richterliche Unabhängigkeit und Konsistenz am Bundesverwaltungsgericht: eine quantitative Studie », Schweizerisches Zentralblatt für Staats- und Verwaltungsrecht, vol. 122 : no 1, pp. 34-56, 2021

[2] SRF, Einseitige Richtergremien sorgen für Unmut, Sascha Buchbinder, 27.01.2021

[3] NZZ am Sonntag, Ein Gericht ist kein Glücksrad, Kathrin Alder, 30.01.2021

[4] Vivre Ensemble, «De la Commission de recours au Tribunal fédéral administratif », Yves Brutsch, VE 110 / déc. 2006

[5] Vivre Ensemble, «Nouvelle procédure d’asile, Trop rapide, de mauvaise qualité. Bilan sévère des juristes indépendant·es », Aldo Brina, VE 180 / déc. 2020