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Notre regard

Le passeport | Une exigence problématique pour la stabilisation du séjour

Aldo Brina

Les personnes déboutées de l’asile peuvent, en théorie, demander la régularisation de leur séjour en justifiant être un « cas de rigueur ». La loi pose plusieurs conditions : avoir séjourné au moins cinq ans en Suisse depuis le dépôt de la demande d’asile ; le lieu de domicile doit avoir été toujours connu des autorités (pas de disparition); faire preuve d’une intégration « poussée » ; ne présenter aucun motif de révocation d’une autorisation de séjour au sens de la Loi sur les étrangers et l’intégration[1]Voir l’article 14 alinéa 2 de la Loi sur l’asile..

Ces critères sont appréciés de manière très restrictive tant par les autorités cantonales, chargées d’un premier examen, que par l’autorité fédérale – le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) à l’approbation de laquelle chaque demande est ensuite soumise. À titre d’exemple: la durée de séjour exigée dépasse en pratique presque toujours les cinq ans. Il est aussi souvent attendu des personnes candidates à une régularisation qu’elles soient indépendantes financièrement… alors qu’elles n’ont en principe pas le droit de travailler!

Alors que la barre est donc déjà placée très haut, les permanences juridiques constatent depuis quelque temps dans ces procédures, comme dans celles – analogues – visant un passage du permis F au permis B, de nouvelles exigences. Les autorités cantonales demandent aux candidat·es à la régularisation, en sus de toutes les conditions précitées, de produire un passeport de leur pays d’origine. Cette exigence n’apparaît pourtant ni dans la loi, ni dans l’ordonnance, ni dans les directives du SEM. Ces dernières précisent uniquement que la condition de l’identification est remplie « si l’étranger produit des documents apportant des indications concernant son identité (documents de voyage, pièce d’identité, permis de conduire, acte de naissance, livret de famille) » ou « si les indications fournies par le requérant au cours de la procédure relevant du droit des étrangers ou du droit d’asile sont vraisemblables et exemptes de contradictions et que le demandeur n’a utilisé aucun alias (nom d’emprunt). »

Image par Silvia De Giovanni

Cette exigence constitue un obstacle qui complique voire rend impossible de nombreuses régularisations. En effet, quérir un passeport auprès des représentations de son pays en Suisse présuppose tout d’abord que celles-ci soient techniquement aptes à produire ce document, ce qui n’est pas toujours le cas. Ensuite, ces démarches impliquent un contact avec des autorités que les requérant·es ont fui. La logique des autorités suisses est simpliste: dès lors que sa demande d’asile a été rejetée par le SEM, la personne ne risque rien à s’adresser à l’administration de son pays. C’est passer un peu vite sur la manière dont la demande d’asile a été traitée en amont par le SEM, administration qui commet régulièrement des erreurs et s’appuie, pour certains pays, sur une appréciation d’une rigueur excessive et contestée. Surtout, pour les ressortissant·es de certaines dictatures, le seul fait d’être venu·es en Suisse pour demander l’asile peut en soi attirer l’attention du régime et augmenter le risque de subir une forme de répression.

Le cas des Érythréen·nes constitue à ce titre un cas d’école. L’ambassade érythréenne à Genève joue le rôle d’antenne de renseignement pour un régime autoritaire qui, rappelons-le, commet de nombreuses violations des droits humains selon divers rapports de l’ONU. Un rapport d’expert récemment publié[2]Equal Rights Beyond Borders, Expert Report. Access to Documents by Eritrean Refugees in the Context of Family Reunification, Daniel Mekonnen et Sara Palacios Arapiles, avril 2021. constate que les représentations de l’Érythrée exercent comme nulle autre une emprise psychologique et financière sur leur diaspora. Elles conditionnent l’octroi de services consulaires au paiement d’une taxe de 2% sur tout revenu, et à la signature d’une lettre de regret dans laquelle l’administré·e reconnaît avoir commis une infraction en sortant illégalement du pays et accepte la sanction qui en découle. Un aveu à haut risque dans un régime dont le « système judiciaire » est arbitraire et violent. Quelles sont les conséquences de se manifester auprès de l’ambassade et de lui demander un passeport ? Les parents restés au pays, qui doivent être identifiés lors de cette démarche, sont-ils susceptibles d’être interrogés, voire persécutés ?

Les autorités suisses et genevoises éludent ces questions avec une légèreté effarante. Qu’une exigence administrative suisse alimente les pratiques inacceptables de régimes autoritaires paraît déjà hautement problématique en soi. Mais qu’elle fasse courir des risques de violations de droits humains devrait conduire à son abandon immédiat. Ailleurs, on considère plutôt qu’il faut protéger les personnes en demande d’asile, même déboutées, des pratiques de l’ambassade. C’est le cas en Suède, où l’instance de recours en matière d’asile juge disproportionné de demander aux requérant·es d’asile de prendre contact avec leur ambassade au regard des risques encourus[3]Sweden – Migration Court of Appeal, 5 March 2018, UM2630-17..

Finalement, outre son caractère contestable à plus d’un titre, l’exigence du passeport constitue surtout un obstacle aux régularisations. Maintenir un tel frein est incompatible avec le bon sens, qui devrait pousser les cantons à régulariser des personnes intégrées, surtout si leur renvoi ne semble pas réalisable. Cette exigence est aussi contraire à la volonté politique exprimée, en tout cas à Genève, par le Grand Conseil et le Conseil d’État qui ont traité favorablement des motions et une pétition allant dans ce sens. Les réseaux de soutien, les mandataires et leurs relais politiques continueront à se battre pour obtenir des régularisations, tant les enjeux humains sont élevés pour les personnes – des jeunes, des familles – qui se retrouvent coincées indéfiniment dans le no man’s land de l’aide d’urgence[4]Voir le rapport « Jeunes débouté·es à Genève : des vies en suspens » de la Coordination asile.ge/ODAE romand, juin 2021..

Cet article fait partie du dossier « passeport » du dernier numéro de la revue Vivre Ensemble (n°184). Retrouvez le sommaire et d’autres articles déjà en ligne en cliquant sur ce lien.

Notes
Notes
1 Voir l’article 14 alinéa 2 de la Loi sur l’asile.
2 Equal Rights Beyond Borders, Expert Report. Access to Documents by Eritrean Refugees in the Context of Family Reunification, Daniel Mekonnen et Sara Palacios Arapiles, avril 2021.
3 Sweden – Migration Court of Appeal, 5 March 2018, UM2630-17.
4 Voir le rapport « Jeunes débouté·es à Genève : des vies en suspens » de la Coordination asile.ge/ODAE romand, juin 2021.