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Documentation

Pierre Corbaz | Impressions d’un médecin généraliste en Bosnie. [I]

Pierre Corbaz est médecin généraliste, éthicien, docteur en philosophie. Membre du MASM (Médecins Action Santé Migrants), il a notamment publié en mars 2022 Samos, un tombeau pour l’éthique aux Éditions d’En bas. De retour d’une mission en Bosnie, il nous confie le récit de ce qu’il a vu, de celles et ceux dont il a croisé le chemin, des blessures qu’il a pu soigner. « Ces textes ne se veulent pas émouvants mais descriptifs », écrit-il. Il y raconte la misère, mais aussi la dignité, la foi inébranlable en une vie meilleure et la solidarité dans le dénuement.

Premières impressions d’un médecin généraliste en Bosnie, sur la route des Balkans

Difficile de parler de tout ça sans passer pour un bon type, et ce n’est pas le propos, l’affaire est trop sérieuse pour se satisfaire de ce qualificatif passe-partout. Je raconte ces faits juste pour être témoin de ce qui existe à deux heures d’avion, à 150 francs, à «si facile d’y aller», à «presque chez nous», de notre maison. J’ai vu, j’ai entendu, j’ai été imprégné et j’ai surtout participé par ma présence à cette réalité.

La Bosnie, un pays marqué par la guerre sur les murs de nombreuses maisons par des impacts de balles en rafale. la Bosnie est un pays pauvre. Dans les magasins le choix des aliments sert à se nourrir, il n’est pas réellement question du plaisir de manger, de gastronomie, les aliments rassasient et c’est leur raison d’être principale. Ce pays me semble dur, non que j’en souffre mais par les faits. La bourgade frontière où je loge a son compte de coiffeurs, plus de vingt, paraître quand l’intérieur est blessé se fait plus nécessaire encore. Tant de coiffeurs pour une seule librairie, sans aucun livre à l’étal, mais des livres de comptes de toutes couleurs…

Notre ONG, de petite taille, a délégué trois personnes dans ce bourg : une femme de 25 ans diplômée en santé publique, l’organisatrice de notre travail, celle qui sait et qui nous conduit dans la nuit. Elle est précieuse, connaît tous les squats (j’y reviendrai), sait les voisins néo- fascistes à éviter et quand il faut, pour ne pas se faire remarquer, débrancher la lampe frontale. Elle sait également que dire à la police en cas de rencontre, car notre action est semi-légale et se dénomme « first aid », premier secours. Donc il ne s’agit officiellement pas de soins aux migrants mais de bon sanitarisme. Nous ne sommes pas des soignants mais des touristes pétris de bonnes intentions.

Le deuxième larron, un infirmier fraichement diplômé est d’une gentillesse, d’une compétence qui m’impressionnent pour ses 22 ans. De plus, c’est fort utile, il sait parler aux nombreux chiens errants, les amadouer et s’en faire accueillir par des jappements de bienvenue, les friandises canines dont il emplit ses poche participent de cet accueil. Je suis le troisième larron, le médecin généraliste.

Nous nous mettons en route à la nuit tombante, elle tombe ici plus vite que chez moi, pressée de cacher la misère de ce monde.

Pushback

Pierre Corbaz, 2022

Le premier soir nous avons été dans un squat où six afghans avaient subi un violent « pushback ». J’explique: ils partent généralement à la nuit pour ne pas être vus et vont « on the game » tenter de franchir la frontière. Difficile de savoir si ce mot «game» signifie chasse dont ils sont le gibier ou jeu comme une variante de la roulette russe.


Quand ils ont pénétré dans le territoire croate, donc européen, ils ont le droit formel, ou devraient plutôt en jouir, d’y déposer une demande d’asile. Mais ces hommes, ces femmes, ces enfants ne sont pas protégés par le droit international. Notre monde ne leur appartient pas, ils n’y sont pas les bienvenus, ils ne sont pas nos frères comme aiment à le dire nos religions monothéiste au grand coeur, notre morale dominante, nos semblables, nos autres moi-même, en fait ils ne sont pas vraiment des hommes, des femmes, des enfants mais des créatures entre bête et chose. La déclaration universelle des droits de l’homme ne les concerne pas, ils ne sont pas de notre univers, les lois de notre monde européen ignorent leurs droits, ne retiennent que leur culpabilité présumée. Les anciens grecs avaient réglé le problème en n’accordant des droits humains qu’aux citoyens, en en privant les esclaves.

Donc ces hommes, ces femmes, ces enfants qui portent un nom (Rai était celui d’un garçonnet de sept ans rencontré la nuit passée, il venait du Burundi et toussait) sont repérés par les gardes croates qui leurs interdisent de rester sur le territoire européen, les en excluent.

Certes il serait déjà illégal, contraire au droit de l’asile, de les raccompagner à la frontière mais on pourrait comprendre que, comme Eichmann, ces employés possiblement peu éduqués, ne fassent qu’obéir aux ordres d’un monde politique qui les salarie.


Le « pushback » doit répondre à d’autres règles que l’obéissance impensée, pour verser dans l’impensable : ces humains, ressentis probablement comme de catégorie inférieure, peuvent, et doivent, être dépouillés de leurs pauvres richesses (ce terme n’obéit pas à un misérabilisme douteux, il est factuel). Leur téléphone est saisi, comme leur argent et une grande partie de leurs biens, une compensation possiblement ressentie comme méritée pour les heures d’affuts fonctionnaires au bord des chemin transfrontaliers.

Ceci n’est probablement pas suffisant, le vol est pour une grande partie de la population ressenti comme un acte immoral quel qu’en soit la victime (on ne vole pas sans raison sa pitance à un âne). Il faut encore faire du réfugié un coupable c’est-à-dire un enfant, une femme, un homme qu’il faut châtier. Il est dès lors nécessaire de le battre pour se persuader de sa culpabilité et justifier son propre délit en inversant la relation logique : « je le bats donc il est coupable puisque je ne puis me reconnaitre comme criminel ». Un raisonnement possiblement parallèle à celui de nombreux auteurs de viol justifiant leur acte méprisable en affirmant et créant de toutes pièces la culpabilité de leur victime.

Ce premier soir donc, je fais face à la réalité des conséquences de ce crime, pouvant être triplement qualifié tout à la fois de haineux, motivé par la haine d’un groupe particulier, avec usage de la force, et contre la justice, cherchant à créer une injustice, ou à ralentir le processus de rétablissement de la justice.

Je réalise qu’il est fort différent d’en lire la description dans la littérature et d’être directement confronté à la résignation douloureuse de celui qui, à coup de botte, de talon, souffre dans son coude que je crois fracturé, de ses côtes que je suppose fêlées, de ses lombaires…

Squats

Après le pushback, ils sont de retour dans le squat dont ils étaient partis. Ici une grange délabrée où une ONG amie (chacune a ses spécificités) a construit quelques parois de bois pour créer un semblant de chambre, où brûlent des fagots fumants. Les gens de mon pays n’en voudraient pas pour abriter leurs cochons ou leurs poules, et le paysan qui s’en contenterait ne pourrait vendre son cheptel à l’échoppe de la Migros par exemple qui s’honore des bons traitements de la bête faite viande.

Un autre squat est une usine délabrée ouverte à tout vent, emplie d’ordures et de chiens errants. Sur les murs quelques tags demandent l’arrêt des pushbacks, « stop pushback now » ou encore parlent de Dieu et de Jésus. Plus loin des boîtes de bière ou de boisson énergétique portent le nom, approprié dans ce contexte, de « hell ».

Corbaz, 2022

Hier soir, nous étions près d’une ruine de squat, s’il est possible d’être une ruine de ruine. Des voisins y avaient cassé tout ce qui n’était pas pierre et brique. Nous marchions dans les décombres de parois et de portes de bois, de restes de vitres brisées. Feu encore rougeoyant de braises vives consumant des lambeaux de tissus. Un de ces lieux où la lampe frontale doit s’éteindre prestement pour n’être pas vue.

Près de là, au bord de la route un homme nous attend : le passeur, il nous mène au squat nommé « Bon courage ». Chaque abri porte un nom, connu seulement des ONG locales.

Bon courage c’est une salle de béton nu dans une bâtisse en ruine (je ne le redirai pas : chaque squat est une ruine). Des couvertures au sol et quelque vingt migrants du Burundi assis, pressés contre les murs. Dans ce squat un enfant de deux ans, un autre a sept ans. Leurs mères sont dignes, protectrices, tendres comme savent l’être les mères du monde entier. Beaucoup de toux, une otite et des tonnes de courage à « Bon courage ». Ils partiront on the game le lendemain matin.

Un autre squat encore où il faut baisser la lumière des frontales : les voisins n’y sont pas sympathiques, étrange qualificatif édulcoré. Là, un groupe de népalais fort bien organisé repose sous la direction d’un manifeste passeur de leur pays, peut-être un ancien guide de trek. Il semble bienveillant, je l’espère ou veux le croire.

Alors, ici le travail est organisé de façon assez simple : à la nuit tombée on se met en chemin pour faire le tour des squats où des malades, des blessés ou encore des pushbacks sont signalés. Et nous finissons par la visite des squats alentours pour voir si on peut aider.

À suivre…