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Documentation

Pierre Corbaz | Impressions d’un médecin généraliste en Bosnie [II]

Pierre Corbaz est médecin généraliste, éthicien, docteur en philosophie. Membre du MASM (Médecins Action Santé Migrants), il a notamment publié en mars 2022 Samos, un tombeau pour l’éthique aux Éditions d’En bas. De retour d’une mission en Bosnie, il nous confie le récit de ce qu’il a vu, de celles et ceux dont il a croisé le chemin, des blessures qu’il a pu soigner. « Ces textes ne se veulent pas émouvants mais descriptifs », écrit-il. Il y raconte la misère, mais aussi la dignité, la foi inébranlable en une vie meilleure et la solidarité dans le dénuement.

Impressions d’un médecin généraliste en Bosnie, sur la route des Balkans. 2

Je découvre ici, à l’orée de l’Europe, la migration telle qu’elle s’impose à cette catégorie particulière de migrants, fuyant des conditions de vie dont nous ne voudrions pas pour nous ou notre famille. Cette population particulière de voyageurs, souvent désargentée à l’extrême et dont les avoirs tiennent dans un petit sac à dos, tente, sans visa donc sans droit préalable, d’entrer en Europe et d’y poursuivre dignement une vie somme toute vivable.

Jusqu’alors, je les avais rencontrés, pendant près de vingt ans, dans le cadre paisible propre et sécurisé de mon cabinet, adressés par le réseau local de soins aux migrants, souvent accompagnés de leur traducteur. Certains m’avaient raconté, souvent par allusions, à demi- mots, le chemin parcouru, beaucoup d’entre eux m’avaient tu cette route et ses particularités. Par pudeur peut-être ou parce que, je le sens en écrivant, cette réalité est difficile à transmettre.

Puis, les deux dernières années, pour quelques semaines en Grèce, Samos et Thessalonique, j’avais côtoyé leur trajectoire bloquée dans un temps figé, le temps figé de l’attente, j’ai écrit à ce sujet en autre lieu.


Et pourtant, ici tout est neuf à mes yeux dans la découverte d’un monde. Ce monde qui a réellement deux faces, deux contenus, deux réalités selon le côté du stéthoscope où l’on se trouve : de mon côté la boue qui colle à mes gros souliers m’est sympathique, j’y suis confortable tout comme dans la consultation au coin d’un feu, à la lumière de ma frontale, dans mon polaire usé revenu de l’Himalaya. Je suis confortable car je sais que tout ceci n’a pour moi qu’un temps et que je suis en sécurité dans ma vie. Face à moi, dans le même lieu, au même instant, celui qui me fait face est dans un autre monde : celui de la peur, de la menace, des périls. Je réalise que l’unité de temps et d’espace qui me semblait généralement acquise dans mes relations se délite ici plus qu’ailleurs. Nous ne sommes dans le même lieu et la même temporalité qu’en apparence.

Bosnie, Corbaz, 2022

Et pourtant… Nombre d’entre eux -la représentation des femmes dans leurs groupes est anecdotique- gardent dans le regard une flamme, une volonté souvent paisible de poursuivre un chemin difficile. Ils croient à une issue favorable de leur quête même s’ils ne savent ou n’imaginent qu’une partie bien ténue des obstacles à franchir. Ils sont certains que dans la roulette des pushbacks, une fois, la bonne, ils passeront. Ils sont «on the way», c’est leur destinée actuelle, presque un travail temporaire de durée indéterminée. Ils traversent les squats dans un état d’acceptation active, comme on tolère les aléas de l’existence ou d’une tâche difficile. Cette façon d’écrire ne minimise pas les difficultés mais souligne la dignité, étayée par l’espoir, qui est la leur. Il faut tenir face à l’hiver qui vient et sa cohorte de pluies, de brouillards, rien n’est sec en ces jours de début décembre, tenir dans les squats, tenir dans les pushbacks et les affronter à nouveau et encore, tenir quand les coups de bâtons et de bottes blessent, fracturent, contusionnent, provoquent hématomes et blessures morales. L’espoir devrait se briser, se dissoudre mais… Tenir… Tenir debout, même quand la fatigue étend le corps fatigué.

Tenir mais aussi partir, rester en mouvement, je m’étonne que la plupart d’entre eux soient impatient de tenter, à nouveau, leur chance on the game. Il est difficile de les retenir quelques jours, le temps de calmer les entorses, de tomber la fièvre, de traiter l’infection, au moins un peu. Besoin d’agir et d’avancer pour passer d’un nowhere à un autre nowhere, pour s’inscrire

dans la vie, pour exister, comme tend à le dire une étymologie de ce mot : pour sortir de la statique, (étymologie que j’aime parfois déformer pour servir ma pensée).

Et c’est aussi rester un homme, une femme en relation, ne pas renoncer au contact, au dialogue, garder l’espoir de ne pas désespérer. J’ai bien aimé, dans ce sens, l’invitation d’hier soir à manger un riz pakistanais dans un squat enfumé. Ce riz était pour moi le symbole de leur capacité de répondre à nos soins et de nous donner ce message de reconnaissance debout, droit sur le sol de cette ruine, digne. Et ce temps était chaleureux, dépourvu d’autres enjeux que ceux de la rencontre. Nous ne croiserons plus leur chemin.

Un d’entre eux a pour projet de se rendre en Suisse, non parce que c’est mon pays mais parce qu’il y connaît un lointain cousin. «Où habite-t-il?» «je ne sais pas», me répond-il, «quand je serai dans une gare, je lui téléphonerai et il viendra me chercher». Touchant de sincérité naïve et d’espoir, impressionnant de confiance en lui et en ce monde de l’après-frontière, de l’après-gardes. Lui et ses chaussettes mouillées, c’est-à-dire gorgée d’eau, que j’enlève, tords et fait sécher au-dessus d’un poêle de fortune, comme je l’aurais fait pour celles d’un enfant, des gestes bien éloignés de la médecine enseignée mais qui prennent sens dans la fumée du squat.

Bosnie, Corbaz 2022

Peut-être participons-nous à nourrir leur rêve, nous les « gentils occidentaux » des ONG: nous sommes possiblement les seuls habitants de l’après «mur de Frontex» qu’ils rencontrent avant d’en passer le seuil. Et possiblement notre bienveillance à leur égard induit-elle leurs espérances en erreur sur la réalité du monde qui va les confronter. Bienveillance déclarée ici non pour célébrer notre gentillesse personnelle (nous tentons évidemment de l’être le plus possible), mais parce qu’elle est inhérente à notre présence ici; sans elle, nous serions incongrus.

Or, les souffrances et les atteintes à la personnalité éprouvées pendant la migration se poursuivent en Suisse ou sur le territoire européen, rêvé comme un Éden de justice et de possibilités. Alors la malveillance subie dans nos pays se fait triple source de souffrance: directe par le simple effet de la violence administrative et morale appliquée; mais encore peine par la réactualisation décuplée des violences subies dans le passé; et de plus tourment car l’Éden rêvé se fait malfaisant, comme habité par un ange déchu en un lieu imaginé comme salvateur. Cette perversité (ce terme étant pris au sens strict et non sous forme d’insulte) rejoint dans leur esprit celle des nombreuse occasions où, rêvant d’une aide, d’une compassion, d’un soutien même monnayé, ils se sont retrouvés face à une malfaisance qu’ils n’imaginaient pas.

Lorsque cette malveillance helvétique s’acharne sur un jeune homme en croissance dans le cadre de sa vie partiellement réparée, en formation, intégrée tant socialement que relationnellement et dont les espoirs atteignent un état de réalité acceptable, alors cette malveillance perverse tue.

Et c’est, en l’occurrence, la triste fin du jeune afghan suicidé récemment.

À suivre…