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NCCR on the move | Comment Frontex normalise la crise aux frontières de l’UE

Parler de « crise » pour justifier sa présence et augmenter ses moyens. L’agence européenne de contrôle des frontières Frontex dépeint dans ses rapports d’analyse une situation de « crise perpétuelle » aux frontières de l’Union Européenne (UE). Or, le discours de Frontex entre en complète contradiction avec ses propres statistiques: le nombre de franchissements irréguliers est en diminution constante depuis 2015, passant de 1’822’177 à 141’846 en 2019 puis 125’226 en 2020. La chercheuse Eline Waerp montre, dans un article publié par le nccr-on the move, comment l’image construite d’une crise aux frontières sert à normaliser et à justifier l’augmentation des contrôles et mesures sécuritaires. Une normalisation qui a des conséquences très réelles pour les personnes réfugiées et migrantes, qui se retrouvent à essayer de franchir des frontières de plus en plus inaccessibles et dangereuses.

Cet article a été publié sur le blog de NCCR on the move le 24.01.24 par Eline Waerp. Cliquez ici pour lire l’article en version originale (anglaise).

La normalisation de Frontex de la crise aux frontières de l’UE

En 2015, plus d’un million de réfugié·es et de migrant·es sont arrivé·es en Europe lors de ce qui a été nommé une « crise migratoire ». Cela a donné lieu à une série de mesures sécuritaires visant à protéger les frontières extérieures de l’Union européenne (UE), sous l’égide de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex). Bien que le nombre de franchissements irréguliers des frontières ait considérablement diminué depuis, Frontex continue de propager l’image d’une crise aux frontières, qui sert à « normaliser » le phénomène et à justifier le renforcement des contrôles aux frontières dans sa réponse.

Les spécialistes des frontières et de la migration ont souligné que les crises, loin d’être apolitiques et objectives, sont engendrées par l’environnement politique qui les caractérise ((Jeandesboz & Pallister-Wilkins, 2014, 2016). Les crises sont donc en partie construites, et souvent utilisées par les acteurs politiques pour demander une réponse immédiate à un problème perçu comme une crise – comme la migration irrégulière.

À titre d’exemple, Malte a instrumentalisé la « crise migratoire » de 2015 pour obtenir des concessions de la part de l’UE en raison de son rôle de gardien des frontières de l’Europe, malgré le peu d’arrivées (Mainwaring, 2019). La capacité de l’UE à prospérer en période de crise est un thème récurrent dans les études sur l’UE, qui a connu une « criseification » dans tous les domaines politiques au cours de la dernière décennie. Les procédures de prise de décision démocratique traditionnelles ont cédé la place à des processus plus rapides, axés sur le risque et guidés par la perception d’une nécessité de répondre à la dernière crise (Rhinard, 2019). Le problème est que la « recherche de crises » de l’UE inclut celles qu’elle a elle-même construites en mettant l’accent sur la sécurité préventive et en s’imposant une logique d’urgence (ibid.) – une tendance contre laquelle Beck (1992) a mis en garde dans les « sociétés du risque » modernes.

Frontex n’échappe pas à cette tendance et a même intérêt à exagérer les crises pour accroître son propre budget et ses pouvoirs (Campesi, 2022). En fait, le mandat de Frontex a été renforcé après la « crise migratoire » de 2015 en raison des effets de légitimation de son expertise technique (Fjørtoft 2022). Perkowski et al. (2023) démontrent comment Frontex a « évolué à travers les crises » en l’invoquant comme une « possibilité toujours présente et une menace perpétuelle pour l’Europe. » Frontex a contribué à « normaliser » les crises aux frontières extérieures de l’UE en les invoquant constamment dans ses rapports d’analyse des risques, malgré la baisse des arrivées de réfugié·es et de migrant·es au cours des dernières années.

Normaliser les crises

Alors que 2015 a connu un nombre record de 1 822 177 franchissements irréguliers des frontières de l’UE, 2016 a vu une baisse de 72 %, à 511 146 (Frontex 2019). Néanmoins, la préface du directeur exécutif affirme que « l’UE a connu une nouvelle année de pression migratoire intense à ses frontières extérieures » et que « la situation générale aux frontières extérieures de l’Europe est restée difficile » (Frontex 2017). Ainsi, malgré une baisse de plus d’un tiers des franchissements irréguliers des frontières, Frontex donne l’impression que la crise n’est pas encore terminée. Cette tendance se poursuit dans le rapport 2018, qui note une diminution de 60 % des franchissements irréguliers des frontières en 2017 par rapport à 2016, pour un total de 204 719.

Néanmoins, le rapport remarque que cela « ne doit pas détourner l’attention du fait que l’agrégat dépasse tout total signalé… avant… 2014, un indicateur que la pression migratoire sur les frontières extérieures de l’UE est restée très élevée » (Frontex 2018).

De la même manière, le rapport 2019 montre que les passages irréguliers des frontières ont diminué de 27 % entre 2017 et 2018, pour atteindre 150 144. Malgré la baisse du nombre de franchissements pour la troisième année consécutive après la « crise migratoire » de 2015, le rapport souligne que « les mouvements secondaires se sont poursuivis à grande échelle en 2018 » et décrit l’augmentation des détections d’entrées clandestines comme « le témoignage d’une persistance de la pression migratoire » (Frontex 2019). En 2019, le rapport fait état d’une nouvelle baisse de 5 % des franchissements irréguliers des frontières, pour un total de 141 846. Bien qu’il s’agisse du niveau le plus bas depuis 2013, avec une diminution de 92 % par rapport aux chiffres de 2015, le rapport suggère que :« Il est instructif de remonter plus loin dans la collecte des données…[L]e nombre de détections en 2019 est à peu près comparable à celui de 2011, lorsqu’une forte pression migratoire s’exerçait sur les frontières terrestres du sud-est de l’UE ainsi qu’en Méditerranée centrale. » (Frontex 2020)

Cela illustre la normalisation des crises par Frontex, où les situations de non-crise et de crise se confondent, la crise devenant constante plutôt qu’exceptionnelle. L’année 2020 a connu une nouvelle baisse de 12 % par rapport à l’année précédente en raison de la pandémie de COVID-19, avec un total de 125 226 franchissements. Néanmoins, le rapport souligne que « les détections de franchissement illégal des frontières ont diminué dans une proportion beaucoup plus faible » que les franchissements réguliers, « réitérant la nécessité de rester vigilant » (Frontex 2021). Cela démontre que malgré la diminution des franchissements irréguliers des frontières pour la cinquième année consécutive depuis la  » crise migratoire  » de 2015, les rapports d’analyse des risques de Frontex continuent d’invoquer la crise, dépeignant les frontières extérieures de l’UE comme étant dans un état d’urgence perpétuelle. Le discours de Frontex est donc en contradiction avec ses propres statistiques. À cela s’ajoute le fait que Frontex compte le nombre de passages de frontières plutôt que les personnes qui tentent de franchir la frontière, ce qui conduit à un double comptage si la même personne tente de franchir la frontière à plusieurs reprises (Sigona 2015). Frontex contribue ainsi à normaliser les crises et à justifier le renforcement des contrôles aux frontières en réponse aux souffrances et aux décès aux frontières communes de l’UE.

Normalisation des crises et sécurisation des migrations

Les analyses de risque de Frontex influencent les décisions stratégiques et opérationnelles au plus haut niveau de l’UE ainsi que les allocations de fonds aux États membres, ce qui en fait un important producteur de connaissances dans le contrôle des frontières de l’UE (Horii 2016 ; Paul 2018). La description par Frontex de la situation aux frontières extérieures de l’UE a donc un impact sur les réponses à la migration irrégulière, y compris la normalisation de la crise qui contribue à normaliser les réponses sécurisées, perçues comme nécessaires pour faire face à des crises constantes. Il est donc important de questionner ce phénomène, qui a des conséquences très concrètes pour les réfugiés et les migrants tentant de franchir des frontières de plus en plus inaccessibles.

Eline Waerp est doctorante en International Migration and Ethnic Relations (IMER) à l’Université de Malmö. Elle a été une chercheuse invitée du NCCR dans le cadre du projet « Evolving Regimes of (Im)Mobility in Times of Crisis ».

Références :

  • Beck, U.(1992). Risk Society: Towards a New Modernity. London: Sage Publications.
  • Campesi, G. (2022). Policing Mobility Regimes: Frontex and the Production of the European Borderscape. London: Routledge.
  • Fjørtoft, T. N. (2022). More Power, More Control: The Legitimizing Role of Expertise in Frontex after the Refugee Crisis. Regulation & Governance, 16, 557-571.
  • Frontex (2016). Risk Analysis for 2016 (Ref. no. 2499 /2016). Warsaw, Risk Analysis Unit.
  • Frontex (2017). Risk Analysis for 2017 (Ref. no. 2133/ 2017). Warsaw, Risk Analysis Unit.
  • Frontex (2018). Risk Analysis for 2018 (Ref. no. 2671 / 2018). Warsaw, Risk Analysis Unit.
  • Frontex (2019). Risk Analysis for 2019 (Ref. no. 1218/2019). Warsaw, Risk Analysis Unit.
  • Frontex (2020). Risk Analysis for 2020 (Ref. no. 1218/2020). Warsaw, Risk Analysis Unit.
  • Horii, S. (2016). The Effect of Frontex’s Risk Analysis on the European Border Controls. European Politics and Society, 17(2), 242-258.
  • Jeandesboz, J., & Pallister-Wilkins, P. (2014). Crisis, Enforcement and Control at the EU Borders. In A. Lindley, (ed.), Crisis and Migration: Critical Perspectives (pp. 127-147). London: Routledge.
  • Jeandesboz, J., & Pallister-Wilkins, P. (2016). Crisis, Routine, Consolidation: The Politics of the Mediterranean Migration Crisis. Mediterranean Politics, 21(2), 316-320.
  • Mainwaring, C. (2019). At Europe’s Edge: Migration and Crisis in the Mediterranean. Oxford: Oxford University Press.
  • Paul, R. (2018). Risk Analysis as a Governance Tool in European Border Control. In A. Weinar, S. Bonjour, & L. Zhyznomirska (eds.), The Routledge Handbook of the Politics of Migration in Europe (pp. 227-238). London: Routledge.
  • Perkowski, N., Stierl, M., & Burridge, A. (2023). The Evolution of European Border Governance through Crisis: Frontex and the Interplay of Protracted and Acute Crisis Narratives. Environment and Planning D: Society and Space, 0(0).
  • Rhinard, M. (2019). The Crisisification of Policy‐Making in the European Union. JCMS: Journal of Common Market Studies, 57(3), 616-633.
  • Sigona, N. (2015). Seeing Double? How the EU Miscounts Migrants Arriving at its Borders. The Conversation.