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Emploi

Refusé d’emploi à cause de son permis F? Une discrimination selon la loi

Sophie Malka

Il y a parfois des injustices qui poussent à l’action. Étonné par le refus d’une institution parapublique, à Genève, d’embaucher une personne au seul motif que celle-ci soit titulaire d’un permis F (admission provisoire), l’Orchestre de Chambre de Genève (l’OCG) a mandaté une avocate spécialisée en droit du travail afin d’examiner cette décision sous l’angle juridique [1]Anne Meier, Avis de droit «Sur le caractère discriminatoire du refus d’engager une personne titulaire d’un Permis F, novembre 2023, publié sur asile.ch. Membre de l’association music pass qui emploie des personnes avec ce statut F, l’OCG souhaitait vérifier si cette pratique était correcte. La conclusion de l’avis de droit est sans équivoque :«Un employeur public [2]L’État, une autre entité de droit public ou une entreprise de droit public qui refuserait l’embauche d’une personne en raison du fait qu’elle est titulaire d’un Permis F, ou qui pratiquerait une politique d’embauche excluant ces personnes, violerait le principe d’égalité et serait l’auteur d’une discrimination prohibée par la Constitution fédérale et par la nouvelle Loi sur l’égalité et la lutte contre les discriminations (LED) genevoise.»

Dans le cas présent, ce qui a choqué le secrétaire général de l’OCG, c’est le fait que la discrimination ait été commise par un service étatique. Employée à 50% par l’association music pass, cette personne cherchait à compléter son revenu. «Elle fait tout juste, et veut à tout prix devenir indépendante financièrement pour sortir de l’aide sociale et de l’Hospice général, qui est la condition sine qua non pour pouvoir obtenir un permis B. Elle respecte donc l’injonction de l’État, celle de s’intégrer, et pourtant, c’est ce même État qui lui refuse un emploi, prétextant que la procédure ne permet pas d’employer un permis F? C’est insensé!» s’anime Frédéric Steinbrüchel, que l’on sent encore indigné par ce qu’il considère comme une injustice et une absurdité.

L’analyse juridique qui visait à «savoir si les employeurs publics et privés du canton peuvent refuser d’embaucher une personne en raison de son statut juridique d’établissement, plus précisément une personne titulaire d’un permis F provisoire», confirme à la fois la pratique d’embauche de l’association music pass, et son propre jugement.

Une analyse juridique à portée nationale

Au-delà de sa conclusion, l’avis de droit a ceci d’intéressant qu’il ne s’appuie pas que sur la nouvelle LED du 23 mars 2023, ce qui aurait eu pour effet de le circonscrire au canton de Genève. Pour l’auteure de l’analyse, si l’on s’intéresse au caractère discriminatoire d’un refus d’embaucher une personne titulaire d’un permis F, ladite loi «n’a pas apporté de nouveauté par rapport au droit existant».

En l’occurrence, les dispositions pertinentes découlent de l’art. 8 de la Constitution fédérale qui érige l’égalité devant la loi et interdit la discrimination. «Le droit à l’égalité de traitement est un droit fondamental», rappelle l’avocate, et l’État a l’obligation de s’assurer que ceux-ci soient «réalisés dans l’ensemble de l’ordre juridique» par «quiconque assume une tâche de l’État», mais aussi «dans les relations qui relient les particuliers entre eux» (art.35Cst). En ce sens, «il n’est pas discutable que le fait, pour l’État, de discriminer une personne sur la base de son titre de séjour est une violation du droit fondamental à l’égalité de traitement». Se pose alors la question de savoir «s’il existe un motif légitime qui pourrait être invoqué par un employeur de droit public» pour restreindre ce droit fondamental, à savoir violer l’interdiction de discrimination en refusant d’embaucher un titulaire d’un permis F. C’est là que les choses deviennent intéressantes.

Des résidents de facto

Le premier motif légitime «qui vient à l’esprit est évidemment celui lié à l’autorisation de travail». Du fait que le droit au travail est garanti dans toute la Suisse pour les titulaires d’un permis F, l’argument ne tient pas. «Un autre motif pourrait être lié à la crainte que la personne titulaire d’un permis ne soit amenée à devoir subitement quitter le territoire suisse, puisque son titre de séjour porte le titre ’admission provisoire ’. […] Or, on l’a vu, la CourEDH a récemment rappelé à la Suisse que l’adjectif ’provisoire ’ attaché au Permis F ne reposait guère sur une réalité concrète, puisque les personnes qui en sont titulaires doivent être considérées comme des résidents de facto du pays, au vu du fait qu’elles y sont présentes le plus souvent pendant de nombreuses années. Ce motif ne pourrait donc pas non plus être invoqué par un employeur pour refuser l’embauche d’une personne titulaire d’un Permis F, dont la présence en Suisse n’est en réalité pas moins permanente que celle d’une personne titulaire d’un permis B ou C.»

Cet argument n’est évidemment pas nouveau pour les institutions et associations travaillant dans le domaine de l’insertion professionnelle, mais il est parfois bon de le voir écrit ainsi noir sur blanc. Comme l’est la conclusion de l’analyse sur un refus d’embauche d’une personne motivée par le statut, qui «constitue une discrimination interdite par l’art. 8 de la Constitution.» Et de commenter par ailleurs: «Un tel refus relèverait aussi d’une attitude contradictoire de l’État, qui refuserait à une personne un emploi lui offrant une indépendance financière d’un côté, et de l’autre côté exigerait précisément cette indépendance financière pour accorder à cette personne son droit au regroupement familial et à un Permis B.» L’avis de droit s’intéresse aussi au secteur privé. Les acteurs subventionnés par l’État sont soumis au respect de cette interdiction de discrimination.

Toutes les institutions culturelles, sportives, associatives ou autres, sous mandat public sont donc concernées. Enfin, s’agissant des organismes privés ne recevant pas de subvention, il incombe cette fois-ci à l’État de mener des actions d’information et de sensibilisation à large échelle auprès de ces acteurs. Le principe de l’interdiction de discrimination relevant toutefois de la Constitution fédérale, il n’est pas exclu que ces acteurs puissent être poursuivis devant des tribunaux en cas de refus d’embauche pour le seul motif du statut de séjour, relève l’analyse juridique. Pour la petite histoire, parallèlement à la démarche juridique, le secrétaire général a également contacté la hiérarchie du service parapublic concerné pour s’étonner qu’une «procédure» – réponse qui avait été faite à la personne concernée – puisse apriori exclure les titulaires du permis F.

Cette personne a finalement obtenu la reconsidération de sa postulation par l’institution en question, «confirmant de facto que le statut était bien le véritable obstacle», relève Frédéric Steinbrüchel. Fait piquant, cet acteur parapublic a récemment fait part d’une pénurie de main-d’œuvre… L’avis de droit a été rendu fin novembre à l’OCG. Une cerise sur le gâteau à toute cette affaire, qui pose le cadre juridique de manière on ne peut plus claire, et qui plus est, sur l’ensemble de la Suisse.

Notes
Notes
1 Anne Meier, Avis de droit «Sur le caractère discriminatoire du refus d’engager une personne titulaire d’un Permis F, novembre 2023, publié sur asile.ch
2 L’État, une autre entité de droit public ou une entreprise de droit public