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Notre regard

Témoignage | « Je vais bientôt recommencer à exister »

Zelal Karatas

Zelal Karatas est l’une des quelques 458 étudiant·es inscrit·es au programme Horizon académique lancé en 2016 par l’Université de Genève, visant à offrir aux personnes issues de l’asile un accès aux études supérieures. Le programme s’est depuis ouvert aux Suisses revenant de l’étranger et aux titulaires du statut S (réfugié·es d’Ukraine). Le récit de la jeune femme témoigne d’une lutte quotidienne pour parvenir à tracer son chemin et trouver sa place dans la société d’accueil, où guette la déqualification [réd.]

Zelal Karatas, lors de son séjour Erasmus, devant l’Université de Berne, avec un message de soutien aux professeurs d’universités expulsés par le gouvernement de Recep Erdogan pour avoir signé une déclaration intitulée « Nous ne serons pas complices de ce crime ». À cette époque, une campagne de solidarité a été lancée avec le hashtag «#Don’tTouchMyProf».

Lorsque j’ai dû quitter mon pays, la Suisse était l’endroit où je voulais venir passer le reste de ma vie. Dans le cadre d’un séjour Erasmus en Europe, j’avais eu l’occasion de visiter Zurich, Bâle, Berne, Lausanne et Genève. À l’époque, je pensais encore que la Suisse était un pays qui se souciait de la science*, de la vie humaine, que la démocratie fonctionnait pour tout le monde et qu’elle avait une politique d’intégration favorable.

Je suis arrivée en Suisse deux ans plus tard, en mai 2018. J’étais occupée par les préparatifs d’un livre avec deux autres chercheurs, basé sur une étude sociologique. Nous venions de terminer la recherche sur le terrain et nous étions passés à la phase de transcription. Je suis d’abord restée durant 6 mois en situation irrégulière avec ma sœur et ma mère, avant de pouvoir déposer ma demande d’asile. Lorsque nous l’avons fait, nous avons été envoyées au centre fédéral d’asile de Bâle. J’ai dû passer la majeure partie de mes journées devant l’ordinateur, allongée sur des lits superposés où l’on ne peut même pas s’asseoir à la verticale, à essayer de terminer ma partie du livre. J’avais bien demandé s’il y avait une bibliothèque dans le centre, mais on m’a ri au nez.

Grandir en tant qu’enfant kurde-alevi, une minorité ethno-religieuse, à Ankara, capitale de la Turquie, surtout avec un prénom kurde, vous oblige à développer des stratégies pour résister à toutes sortes de discriminations et de marginalisations. À l’époque, je n’avais pas encore conscience de la manière dont cela m’aiderait en tant que réfugiée.

Il ne m’a pas fallu longtemps pour l’apprendre: quelques mois après avoir déposé ma demande d’asile, nous avons été transférées dans le canton du Valais. Mon assistante sociale, qui essayait de me rendre service, m’a inscrite dans une classe d’accueil au niveau de l’école secondaire pour adultes. Il s’agissait d’un programme de rattrapage scolaire, où j’avais 6 heures de cours de français par semaine et d’autres cours comme le dessin technique et les mathématiques. Je ne comprenais pas ce que je faisais là ! Lors du premier cours, le. professeur montrait aux étudiant·es comment recharger un crayon à mine. C’était déroutant, voire humiliant. Je ne sais pas ce que les autres pensaient. Mais me concernant, j’avais deux bachelors, j’étais sur le point de terminer mon master en sociologie dans mon pays, j’avais travaillé comme assistante de projet de recherche scientifique dans l’Université de Koç à Istanbul pendant deux ans et, comme coordinatrice de projet dans l’une des organisations non-gouvernementales les plus connues du pays, à la Fondation Hrant Dink.

Lorsque j’ai présenté mon projet d’avenir, à savoir que je voulais terminer mon master ici et travailler dans le domaine des sciences sociales, la seule réponse que j’ai obtenue a été: « Si même moi (en tant que Suisse), je n’ai pas fait l’université, comment vas-tu faire (en tant que réfugiée) ? » Il m’a fallu quelques mois pour apprendre à ignorer toutes ces phrases décourageantes et leurs effets destructeurs sur moi.

Il est clair que les réfugié·es arrivant en Suisse se trouvent dans des situations personnelles très diverses et que leurs besoins d’intégration diffèrent. Il faut respecter notre passé, reconnaître nos compétences, analyser nos besoins. Dans ce qui m’est arrivé, ni l’endroit où je me trouvais, ni les personnes qui décidaient de mon avenir ne répondaient à ce que je pouvais faire et à mes réels besoins. Quoi qu’il en soit, je devais établir mon lien avec une université dès que possible, à la fois physiquement et officiellement. C’est à ce moment-là que, par hasard, j’ai appris l’existence d’Horizon Académique, un programme lancé par l’Université de Genève. J’avais désormais un plan A, sans avoir de plan B.

Pour pouvoir accéder à Horizon Académique, je devais avoir le niveau A2+. Je me suis donc inscrite volontairement à un cours intensif pour réfugié·es adultes en lieu et place de ma classe d’école secondaire. Même dans ce cours, pendant six mois, 15 adultes d’une moyenne d’âge de 30 ans se sont lancé·es des balles en répétant «Je m’appelle Zelal, j’habite à Sierre, je viens de Turquie»; «J’ai mal à la tête, j’ai mal au ventre, j’ai mal à la gorge» etc. Tous les jours sans exception, je me demandais «Qu’est-ce que je fais ici!» Mais je n’avais pas d’alternative et j’essayais de tirer le meilleur parti de l’opportunité qui s’offrait à moi. J’étudiais aussi en autodidacte à partir de livres complémentaires et de chaînes Youtube. J’ai rapidement atteint le niveau requis et postulé à Horizon Académique. J’y

ai été acceptée en mai 2020. Je n’imaginais pas les batailles que j’allais devoir mener avec le Bureau d’accueil pour « candidats » réfugiés du Valais central (BACR) durant l’été ![1]Malgré le fait d’avoir obtenu le statut de réfugiée avec permis B, les lois / directives valaisannes ont continué à nous maintenir dans le bureau des « candidats » réfugiés. Cela paraît … Lire la suite

Lorsque vous devenez une réfugiée exigeante, quelque chose de la relation classique bénéficiaire / institutionnelle, marquée par une position de mendiante, de suppliante, de demandeuse d’aide auprès d’un « supérieur » s’enraye. Tout devient automatiquement difficile pour vous. Ma famille et moi avons rencontré de nombreuses difficultés en raison de mon opposition à la pratique de déqualification qui m’était imposée.

Normalement, comme Horizon Académique est un programme genevois d’intégration, j’aurais dû obtenir la couveture de mes frais de déplacement au moins à l’intérieur des frontières valaisannes. On me l’a refusée. J’ai commencé à recevoir un «non» automatique chaque fois que je demandais ce à quoi j’avais droit. Tout a été fait pour m’empêcher de démarrer Horizon Académique. J’ai aussi eu le sentiment que ma famille a été indirectement touchée en raison de mon combat, et c’est l’un des aspects les plus difficiles pour moi. J’ai été stigmatisée comme une fauteuse de troubles parce que je voulais jouir de mes droits existants.

Aujourd’hui, après toutes ces luttes individuelles contre un système d’« intégration » restrictif, je peux honnêtement affirmer que j’ai réussi à trouver ma place dans le pays où je vis. Je dois dire que la « force de vaincre » que j’ai acquise en étant confrontée à la discrimination depuis mon enfance a eu une grande influence sur ma détermination. Voilà trois ans que je complète ma formation, grâce à diverses bourses. À la prochaine rentrée académique, après un parcours très difficile d’environ 5 ans, je vais enfin commencer mon master en sociologie. Je dis enfin parce que la sociologie n’est pas seulement pour moi une profession, pas seulement une compétence qui me permettra de gagner de l’argent; c’est une manière d’être, une forme d’expression qui est devenue la passion de ma vie. Je vais donc bientôt recommencer à exister.

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Notes
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1 Malgré le fait d’avoir obtenu le statut de réfugiée avec permis B, les lois / directives valaisannes ont continué à nous maintenir dans le bureau des « candidats » réfugiés. Cela paraît un détail, mais pour nous, c’est significatif.