Aller au contenu
Notre regard

La Tunisie. Pays ami, pays «sûr»?

Manon Aebischer

24 heures pour traiter les demandes d’asile considérées vouées à l’échec, voilà le projet pilote lancé fin novembre 2023 par le SEM s’appliquant aux personnes originaires d’Algérie, de la Libye, du Maroc et de la Tunisie [1]RTS, «La Confédération teste une procédure d’asile express», 22 novembre 2023, & SEM, Procédures d’asile en 24 heures. Cette décision laisse penser que ces pays sont sûrs pour les ressortissant·es en cas de retour et qu’ils ou elles n’auraient pas de motifs de fuite. Qu’en est-il réellement ? Le cas de la Tunisie questionne la pratique expéditive qu’entend mener la Suisse dans l’examen des motifs alors que le pays connaît une dégradation significative des libertés politiques et des droits humains.

Depuis l’arrivée du président Kaïs Saïed à la tête du pays en 2019, les droits humains sont en forte régression en Tunisie. Qu’il s’agisse des droits civils et politiques et des libertés individuelles, les indicateurs sont au rouge et l’esprit progressiste du printemps arabe a fait les frais d’une crise économique et d’une stagnation politique. Journalistes, opposant·es politiques, manifestant·es, personnes noires quel que soit leur statut sont dans le collimateur du gouvernement.

Sue Kellerman

La Tunisie n’est pas un pays sûr

« La Tunisie n’est pas un pays d’origine dit “sûr“ pour les personnes tunisiennes. Le pays n’est pas non plus un lieu sûr pour les personnes originaires d’Afrique subsaharienne, les Tunisien·nes et les autres personnes étrangères qui fuient le pays. Nous demandons aux autorités de l’Union européenne et à ses États membres de cesser leur coopération et leur soutien financier et technique aux garde-côtes tunisiens et au contrôle des migrations en Tunisie et d’assurer un passage sûr pour toutes et tous »

Déclaration collective adressée à l’État tunisien, aux autres États africains et à l’Union européenne le 17 avril 2023 par de nombreux organismes de la société civile, de sauvetage et des réseaux de solidarité [2]Migreurop, «La Tunisie n’est ni un pays d’origine sûr ni un lieu sûr pour les personnes secourures en mer», Nissim Gasteli, 17 avril 2023

Une concentration du pouvoir sans précédent

Le tournant constitutionnel impulsé par Kaïs Saïed le 25 juillet 2021 – abrogeant la Constitution héritée du printemps arabe – témoigne d’une concentration du pou- voir sans précédent. S’y sont ajoutées des mesures liberticides destinées à asseoir son autorité. Le dernier rapport annuel d’Amnesty international évoque ainsi des atteintes à « l’indépendance de la justice et au droit à la liberté d’expression. Les autorités ont fait usage d’une force illégale pour disperser des manifestant·es· et ont pris pour cible de grandes voix dissidentes et des ennemis supposés du chef de l’État, qui ont fait l’objet d’arrestations arbitraires et de poursuites pénales. Le droit à la liberté d’association a été menacé ». La situation des femmes s’est aussi fortement dégradée avec l’abrogation des lois promouvant leur participation au Parlement, selon l’ONG, qui note par ailleurs que l’homosexualité est «toujours considérée comme une infraction pénale dans la législation tunisienne».

Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, maniant pourtant le langage diplomatique, s’est lui aussi « alarmé du rétrécissement de l’espace de la société civile » lors de son examen périodique de la situation en Tunisie: « Des inquiétudes ont été exprimées face à une série d’arrestations dans les milieux de l’opposition, de la presse, des syndicats et des militants des droits humains»[3]Conseil des droits de l’homme, Examen périodique universel (EPU) de l’Équateur, de la Tunisie et du Maroc, 24 mars 2023.

Du discours aux actes anti-noirs

À cela s’ajoute une flambée d’actes xénophobes à l’encontre des personnes d’origine subsaharienne. Ceux-ci font suite au discours du président tunisien tenu le 21 février 2023 dans lequel il a explicitement attribué leur présence à la délinquance et à la criminalité. En alimentant le mythe d’une supposée « invasion subsaharienne », voire d’un projet de « métamorphoser la composition démogra- phique de la Tunisie », les propos du président ont encouragé différents groupements nationalistes à déverser leur haine dans les rues et sur les réseaux sociaux. Des témoignages de milliers de victimes montrent que les autorités tunisiennes participent également à cette violence par des gardes à vue abusives, des arrestations arbitraires, des agressions et autres traitements inhumains[4]Les Observateurs, «En Tunisie, des “rafles“ et des agressions répétées contre des Subsahariens exacerbent la xénophobie», Fatma Ben Hamad, 22 février 2023. Le racisme met en danger toutes les personnes noires résidant en Tunisie indépendamment de leur statut. En février 2023, plusieurs associations d’étudiant·es suggéraient à leurs membres de ne plus sortir même pour aller en cours, à cause des risques d’arrestations injustifiées. Pour les mêmes raisons, le gouvernement guinéen avait pris la décision de rapatrier d’urgence tous ces citoyen·nes installé·es en Tunisie dès mars 2023.

La Tunisie n’est pas un lieu sûr

Cette violence menace particulièrement les personnes en déplacement, s’alarme l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT). Son rapport[5]OMCT, Les routes de la torture, cartographie des violations subies par les personnes en déplacement en Tunisie, 18 décembre 2023 Les routes de la torture cartographie et documente une intensification et un « acharnement cruel » de la part de la police, de la Garde nationale, de l’armée et des garde-côtes envers les personnes migrantes. Outre les violences et arrestations arbitraires mentionnées ci-dessus, le rapport dénonce la séparation de membres de la famille, des vols et détériorations de biens, un manque d’accès aux soins, un non-respect de la procédure d’asile et des expulsions forcées et illégales.

Des centaines de personnes ont ainsi été déplacées vers les zones frontalières, abandonnées dans le désert ou dans la montagne. Plus de 3700 personnes auraient été expulsées en Libye depuis juin 2023 et 400 personnes d’origine subsaharienne détenues arbitrairement. Il y aurait 958 morts recensés en mer vers les côtes tunisiennes (période juillet-octobre 2023).

La responsabilité de l’Union européenne

En juin 2023, Kaïs Saïed réitère son discours de février. Cela ne freine pas l’Union européenne qui signe, en juillet 2023, un partenariat stratégique avec la Tunisie pour renforcer les contrôles aux frontières3. Un accord dénoncé par de très nombreuses ONG et qui vise à juguler les départs depuis la Tunisie, l’un des lieux de passage de la Méditerranée. Une pratique qui viole le droit de toute personne de quitter son pays pour demander une protection. Pour l’OMCT, « le blocage des voies légales d’immigration est le facteur principal de l’exposition à la violence, et revenir sur la politique d’externalisation de la gestion des flux migratoires en Méditerranée centrale par l’Union européenne est essentiel pour mettre fin aux violations des droits humains subies par les personnes en déplacement en Tunisie».

Plus généralement, le Rapport mondial d’Human Rights Watch pointe l’UE et ses politiques migratoires qui « ont redoublé de mesures de dissuasion répressives et d’alliances avec des pays abusifs. Plus de 2 500 personnes sont mortes en mer en tentant d’atteindre l’UE, ce qui a mis en évidence les conséquences mortelles de l’approche de l’UE en matière de migration par bateau». Complice de ces violations, l’Union européenne s’enferme dans son mutisme. Une bien grande hypocrisie.

Données socio-démographiques

RÉPUBLIQUE TUNISIENNE
Chef d’État: Kaïs Saïed
Chef du gouvernement: Ahmed Hachani

Capitale : Tunis
Population : 11 803 588 habitants

Langue officielle : arabe
Religions: forte majorité musulmane (99 % malgré l’absence de recensement national officiel)

Situation socio-économique: le pays traverse une grave crise économique. Le taux de chômage est à 15 % et le taux d’inflation à 10 %. Il y a des pénuries de produits de base et une restriction de l’usage de l’eau.
La Tunisie fait face au phénomène de la migration à la fois comme pays d’origine, de transit et de destination.


L’information a un coût. Notre liberté de ton aussi. Pensez-y !
ENGAGEZ-VOUS, SOUTENEZ-NOUS !!