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Notre regard

Regroupement familial | Du Soudan à la Suisse, comme un sentiment de miracle

MAËVA CHERPILLOD, juriste, BCJ de Caritas Suisse
ANGELA STETTLER, juriste, Croix-Rouge Suisse

C’est l’histoire du sauvetage in extremis d’un jeune réfugié érythréen, embarqué dans le dernier vol d’évacuation depuis le Soudan que nous partagent les juristes Maëva Cherpillod et Angela Stettler. Les retrouvailles d’une mère et de son fils séparés dans la fuite plusieurs années plus tôt. Elle aurait pu mal se terminer sans la force de survie du jeune, la ténacité des équipes de juristes en Suisse et de la chance, aussi, après beaucoup de malheurs. Plongée dans une procédure kafkaïenne digne d’un scénario hollywoodien, où l’ambassade suisse joue un rôle peu reluisant. Un cas qui pourrait servir à revoir les pratiques en cours? [réd.]

Aéroport de Khartoum, Hind Mekki El Mardi

Yonas a fui l’Érythrée avec sa maman, Sarah, et ses deux frères en 2011. Ils vivent trois ans au Soudan. Sans statut de réfugié, les conditions sécuritaires et de vie sont instables. La maman décide de poursuivre le voyage. Le jour du départ du pays, Yonas, alors âgé de 9 ans, est malade. Le passeur refuse de l’emmener. Sarah se trouve face à un terrible dilemme; poursuivre sans lui ou annuler le voyage ce qui signifierait perdre toutes ses économies et les chances d’un avenir en sécurité.

Persuadée qu’elle pourra rapidement faire venir son fils auprès d’elle par la suite, elle part sans Yonas, confiant à sa sœur, qui se trouve également à Khartoum, le soin de s’en occuper.

Arrivée en Suisse en octobre 2014, elle y dépose une demande d’asile pour elle et ses fils cadets. En août 2016, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) leur octroie une admission provisoire (permis F), et pas le statut de réfugié·e·s. Le regroupement familial en faveur de Yonas est désormais soumis à plusieurs conditions, dont une attente de trois ans [1]Suite à un arrêt de la CourEDH, les autorités doivent désormais examiner les demandes dès 18 mois. et le fait que Sarah devienne financièrement indépendante, en mesure de couvrir les besoins de la famille réunie.

Sarah met tout en œuvre pour remplir ces conditions le plus rapidement possible. Cependant, en tant que mère célibataire de deux enfants en bas âge, dans un pays dont elle ne connaît pas la langue, c’est un réel défi d’atteindre un tel niveau d’intégration. En 2020, Sarah cumule deux emplois pour un taux de 75% tout en assurant son rôle de maman. Durant ces six années et malgré les obstacles, elle n’a jamais perdu de vue le but ultime de pouvoir reprendre une vie de famille avec ses trois fils.

Pendant ce temps, au Soudan

Au Soudan, durant ces longues années, Yonas vit avec sa tante maternelle. Ils y résident sans statut légal et sont donc en permanence à risque de se faire renvoyer en Érythrée. Par conséquent, Yonas passe la grande majorité de son temps à l’intérieur de la maison. Début 2020, la sœur de Sarah s’en va sans prévenir et Yonas se retrouve seul. Après quelques jours, le gérant de l’appartement se rend compte que la tante de Yonas ne reviendra pas et décide d’accueillir le jeune garçon dans sa famille.

En juillet 2020, avec le soutien du Bureau de consultation juridique (BCJ) de Caritas Suisse pour le Jura, Sarah dépose sa demande de regroupement familial auprès des autorités suisses. Quatre mois plus tard, le SEM demande que la filiation soit établie au moyen d’un test ADN. Sarah effectue le prélèvement en Suisse en novembre 2020. Mais au Soudan, l’Ambassade de Suisse à Khartoum a suspendu les prélèvements ADN en raison de la COVID 19 et de la situation sécuritaire. Yonas doit donc attendre jusqu’en juin 2022 pour effectuer le prélèvement ADN.

En septembre 2022, la filiation est établie et une autorisation d’entrée en Suisse en sa faveur est délivrée par les autorités migratoires. C’est sans compter les exigences alors posées par l’ambassade suisse à Khartoum.

Celle-ci exige de nouveaux documents de Yonas. Or, entre-temps, la guerre éclate au Soudan et l’ambassade ferme ses portes en raison de la situation sécuritaire. Si Yonas parvient, plusieurs mois plus tard, à être admis in extremis sur le dernier vol d’évacuation du pays et à être enfin réuni avec sa famille, il le doit à un concours de circonstances quasi miraculeux.

«Lorsque l’ambassade était ouverte, je ne pouvais pas venir en Suisse. Qui suis-je pour avoir pu venir en Suisse alors qu’elle était fermée?» interroge Yonas. Un pourquoi moi et pas d’autres ? où la culpabilité du survivant est palpable. Une interrogation qui met aussi le doigt sur le caractère kafkaïen de la procédure de regroupement familial.

Formalisme excessif des ambassades

Après l’autorisation d’entrée en Suisse délivrée par le SEM, les ambassades sont responsables d’identifier la personne et de lui émettre le visa d’entrée, et, dans certaines circonstances, un laissez-passer. Or, au lieu de s’appuyer sur le dossier déjà établi par l’administration de l’asile, celles-ci demandent d’autres documents afin d’identifier les intéressés. Yonas n’a ni document d’identité, ni titre de voyage et il n’a jamais pu s’enregistrer en tant que réfugié au Soudan. Le BCJ du Jura demande à de multiples reprises de délivrer un laissez-passer se fondant notamment sur le lien de filiation établi par test ADN. Mais l’ambassade refuse d’entrer en matière. Elle exige entre autres de Yonas, toujours en vue de son identification, qu’il se rende auprès de l’Ambassade d’Érythrée au Soudan afin d’obtenir un passeport national. Celui-ci lui sera refusé faute de documents d’identité de ses parents.

Yonas a rempli son devoir de collaboration; prélèvement ADN et démarches auprès de l’Ambassade érythréenne à Khartoum. Mais l’ambassade suisse ne cède pas. Elle aurait pu transmettre la demande de laissez-passer au SEM, autorité légalement compétente pour la délivrance de ces laissez-passer. Elle ne le fait pas.

Yonas se retrouve soudainement dans un pays en situation de guerre: combats en pleine rue, aucune alternative de fuite interne faute de réseau familial et social et de moyens financiers dans ce pays qui ne devait être qu’une étape intermédiaire, moyens de communication régulièrement coupés, Ambassade de Suisse et aéroport de Khartoum fermés.

Face à cette situation de crise, le SEM délivre des laissez-passer aux personnes qui comme Yonas, sont en possession d’une autorisation d’entrée en Suisse, mais démunis d’un titre de voyage. Son évacuation du pays commence et elle se révélera être, dans une certaine mesure, une affaire de chance, car les autorités suisses n’organisent pas leurs propres vols d’évacuation et dépendent donc de la collaboration des autres États. Yonas a finalement été pris en charge par les autorités canadiennes, nécessitant de gros efforts de négociation de la Croix-Rouge suisse (CRS), de Caritas Suisse, des autorités suisses et une résilience exceptionnelle de Yonas lui-même. Des jours durant, l’entrée sur le périmètre de la base militaire lui est refusée sans explication. C’est finalement grâce à un contact personnel que la situation pourra se débloquer. Au final, Yonas aura dû attendre trois jours et deux nuits devant la base militaire, au milieu du désert, sans nourriture, avant de pouvoir entrer et plus tard embarquer sur le dernier vol d’évacuation du pays.

Aujourd’hui, Yonas est profondément reconnaissant d’être enfin réuni avec sa famille dans un endroit sûr. Il est bien conscient que son évacuation relève du miracle et que très peu de personnes étrangères se trouvant au Soudan ont eu cette chance. Il pense souvent au Monsieur qui l’a hébergé depuis la fuite de sa tante, seule personne en qui il a pu avoir confiance durant toutes ces années.

La CRS et Caritas Suisse estiment que les réunifications familiales devraient être simplifiées. Le SEM est responsable d’établir l’identité et l’unité familiale pendant la procédure. À cet effet, le SEM examine s’il est possible et exigible pour le membre de famille de produire un document d’identité. Si la demande de regroupement familial est approuvée, cela signifie que le SEM considère l’identité et le lien familial comme établis. L’identification de la personne par l’ambassade en vue de la délivrance du visa, devrait se limiter aux faits et documents se trouvant dans le dossier du SEM. Son devoir d’identification ne doit pas amener l’Ambassade à mener sa propre procédure et exiger, par principe, la production d’un passeport national. Outre les risques encourus par les personnes, les retards engendrés par ce formalisme excessif ont pour conséquence que de nombreux jeunes arrivent en Suisse une fois majeurs, péjorant ainsi leurs chances d’intégration.

Nous retenons de cette histoire l’énorme volonté de Yonas et de sa famille d’aller de l’avant malgré tous les obstacles sur leur chemin. Aujourd’hui, faute de possibilités de voyager à l’étranger, il décide de découvrir les quatre coins de la Suisse. Après avoir appris l’anglais et l’arabe en autodidacte, Yonas apprend désormais le français dans le but d’effectuer des études ou de trouver un travail. Il ne sait pas encore ce qu’il aimerait faire, mais il se verrait bien s’engager pour celles et ceux qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité. Mais avant toute chose, il va devoir réapprendre à faire confiance au monde qui l’entoure.


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Notes
Notes
1 Suite à un arrêt de la CourEDH, les autorités doivent désormais examiner les demandes dès 18 mois.