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Notre regard

Expulsions : une bien triste performance

La presse suisse est revenue ce week-end sur la hausse des renvois par vols spéciaux en 2023. Des chiffres qui ont triplé par rapport à 2022 et qui révèlent certaines pratiques problématiques en regard des droits humains, comme le souligne Raphaël Rey dans une humeur que nous publions ci-dessous, et qui paraîtra dans le prochain numéro de la revue Vivre Ensemble.

Photo Fawaz tairou, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

Mi-février, le SEM annonce fièrement une hausse de 20% des départs de personnes frappées d’une décision de renvoi [1]SEM, Personnes frappées d’une décision de renvoi : hausse des départs en 2023, communiqué, 13.02.2024 ; voir aussi : Julie Jeannet, « Expulser à quel prix ? », … Lire la suite. La lecture est instructive, on y apprend que sur les 5742 personnes renvoyées, 3714 l’ont été sous contrainte, dont 339 par vol spécial –ceux-ci ont triplé apprend-on ailleurs [2]RTS.ch, Les « vols spéciaux » de renvoi des requérants d’asile ont triplé en 2023, 24.03.2024.. Sans vergogne, la Suisse se félicite d’être l’un des pays les « plus performants du continent pour ce qui est de l’exécution des renvois ».

Performance ? Le terme interpelle. Un coup d’œil sur le dernier rapport de la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) nous ramène aux réalités concrètes des renvois sous contrainte (points 18, 19 et 35) [3]CNPT, Rapport relatif au contrôle des renvois en application du droit des étrangers, janvier à décembre 2022 (en all.), 03.04.2023. : «La Commission a observé un cas dans lequel environ 45 policiers et policières étaient présents pour la prise en charge d’une famille de quatre personnes à rapatrier […]. Dans ce même cas, la mère, enceinte de quatre mois, a été menottée en présence de ses enfants pendant la prise en charge. Elle a dû allaiter avec les menottes, qui ne lui ont pas non plus été enlevées pendant l’examen pratiqué par le médecin auquel il a été fait appel. […] De plus, selon l’observateur, la femme a été portée dans les escaliers de manière inadéquate par trois, voire quatre policiers et policières, alors qu’elle s’est plainte à plusieurs reprises de douleurs au ventre. [Le rapatriement] a été interrompu en raison d’une contre-indication médicale pour la mère. […] Le père a été renvoyé comme prévu, mais désormais séparé de sa famille].»

Et ce type de récit ne manque pas. En 2010, un ressortissant nigérian en est même mort : il était attaché à un fauteuil roulant, casqué et portait un filet facial. Depuis, les rapports annuels de la CNPT se suivent et se ressemblent. Chaque année, elle y dénonce des pratiques excessives : port d’armes et mesures d’entraves disproportionnées lors des transports en fourgon cellulaire, puis au sol pendant la préparation du vol, traumatismes provoqués chez les enfants et renvois séparés des membres de la famille, etc. Chaque année, elle déplore la violence des renvois sous contrainte.

Définitivement, la performance est plutôt à chercher du côté de la longévité de ces violences policières. Sans parler du fait qu’une grande partie des vols spéciaux concernent des renvois Dublin, autrement dit des personnes dont la demande d’asile n’a pas été examinée. Sans parler des scandales à répétitions qui touchent Oseara, cette société privée mandatée par le SEM pour l’accompagnement médical lors des renvois, ou qui concernent les méthodes douteuses d’expulsion utilisées pour échapper au regard de la CNPT [4]Asile.ch, Renvois par vols spéciaux: déficiences et conflits d’intérêt révélés par les médias suisses, 17.10.2023 ; Carlos Hanimann, Des expulsions à tout prix, Republik, 10.03.2023 … Lire la suite. Sans parler du stress et de la retraumatisation engendrés par la peur du renvoi pour toutes les personnes concernées. Elle est là aussi, la performance, à entendre comme exhibition sinistre de la puissance coercitive de l’État, à l’attention de celles et ceux qui prônent des politiques migratoires toujours plus restrictives. Et ce triste spectacle a un coût, humain certainement, mais aussi financier – 13’000 francs par personne pour être précis [5]Julie Jeannet, «Expulser à quel prix ?», Le Courrier, 19.02.2024.. Autant de millions qui pourraient être investis dans une véritable politique publique d’accueil et de refuge.

Raphaël Rey

Notes
Notes
1 SEM, Personnes frappées d’une décision de renvoi : hausse des départs en 2023, communiqué, 13.02.2024 ; voir aussi : Julie Jeannet, « Expulser à quel prix ? », Le Courrier, 19.02.2024.
2 RTS.ch, Les « vols spéciaux » de renvoi des requérants d’asile ont triplé en 2023, 24.03.2024.
3 CNPT, Rapport relatif au contrôle des renvois en application du droit des étrangers, janvier à décembre 2022 (en all.), 03.04.2023.
4 Asile.ch, Renvois par vols spéciaux: déficiences et conflits d’intérêt révélés par les médias suisses, 17.10.2023 ; Carlos Hanimann, Des expulsions à tout prix, Republik, 10.03.2023 (traduction) ; Julie Jeannet, Expulsés par jet, Le Courrier, 20.04.2023.
5 Julie Jeannet, «Expulser à quel prix ?», Le Courrier, 19.02.2024.