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Cahiers de Rhizome | De l’expérience de migration aux expériences de médiation

Nous partageons ci-dessous le texte de Aman Mohamad-Said, interprète et médiateur psychosocial à L’espace, lieu d’accueil, d’expression et d’échange ouvert aux personnes concernées par la migration chez Orspere-Samdarra (Observatoire de Santé mentale, Vulnérabilités et Sociétés). Ce texte est extrait des Cahiers de Rhizome, publiés en janvier 2024. Il est également disponible sur le site internet de Orspere-Samdarra.

L’expérience et la rencontre avec de nombreuses cultures m’ont notamment sensibilisé au fait que ces dernières impactent tout autant ce qu’il est possible ou acceptable de dire que la manière de s’exprimer. Par exemple, un silence ou un refus n’a pas la même signification selon la culture. Chaque culture a ses tabous, ses préjugés et ses manières d’interpréter l’autre. Il est donc nécessaire, pour l’interprète-médiateur, de l’expliciter aux deux parties.

Aman Mohamad-Said, extrait des Cahiers de Rhizome, janvier 2024, Orspere-Samdarra.

De l’expérience de migration aux expériences de médiation : (se) raconter et (se) rencontrer

Aujourd’hui médiateur à L’espace, lieu dédié au soutien psychosocial des personnes concernées par la migration[1]L’espace est un lieu d’accueil, d’échange et d’expression des personnes concernées par la migration. Situé à Villeurbanne, à côté de Lyon, il est porté par l’Orspere-Samdarra, et … Lire la suite , j’ai été moi-même concerné par la migration au cours de mon parcours. Né en Érythrée, je suis arrivé en France il y a quelques années. Sur ma route, j’ai rencontré un certain nombre de difficultés, mais aussi des personnes et des cultures qui m’étaient jusqu’alors inconnues. J’ai non seulement traversé des pays, mais aussi des expériences qui constituent autant d’apprentissages avec lesquels je suis arrivé en France.

Lors de mon arrivée sur le territoire, j’avais dans mes bagages bien peu de matériel. Au-delà des expériences vécues et des savoirs qu’elles m’ont apportés, je possédais de nombreuses compétences dont la maîtrise de cinq langues : le tigrinya, le tigré, l’amharique, l’arabe et l’anglais. Ces dernières sont teintées de nuances, d’accents et de différents styles langagiers (l’argot, le langage soutenu, les insultes, mais aussi des éléments qui constituent la communication infraverbale) dont la maîtrise et la connaissance sont nécessaires, voire indispensables, pour permettre une communication efficace. J’ai poursuivi mes apprentissages en faisant l’expérience de la demande d’asile, en rencontrant la culture française, ses procédures, mais aussi des personnes, dont des bénévoles et des professionnels divers. Je présenterai ici quelques-unes des expériences personnelles et professionnelles qui m’ont conduit à mobiliser et à développer des savoirs, des compétences et des points d’attention que je mets aujourd’hui au service du soutien des personnes elles aussi concernées par la migration.

L’expérience de l’interprétariat

À Calais, les bénévoles qui me venaient en aide lors de leurs maraudes ont repéré mes connaissances et mes compétences linguistiques. Ils m’ont alors proposé de les accompagner dans leurs activités afin de réaliser, pour eux, des traductions. Ainsi, je leur apportais mon aide en retour. Un jour, l’un des bénévoles m’a suggéré de devenir interprète. L’idée m’a plu parce qu’un tel travail pouvait me permettre de soutenir les personnes qui traversent elles aussi cette expérience de migration. Toutefois, au regard de mon vécu, j’avais conscience de la responsabilité qu’endossent les interprètes. Pour être interprète, il ne suffit pas de parler plusieurs langues. Par exemple, sur ma route, j’ai croisé des interprètes qui ne pouvaient pas traduire fidèlement mon discours faute de maîtrise suffisante des langues parlées. D’autres ont volontairement modifié mon récit[2]Certains interprètes peuvent parfois modifier le discours des personnes parce qu’ils pensent que cela sera mieux pour elles. Ils décident donc à leur place., ce qui m’a, par ailleurs, valu un refus d’obtention du droit de séjour. D’autres encore collaboraient avec la police, divulguant ainsi des informations qui peuvent être dommageables pour la personne. Alors, je ne voulais pas seulement devenir interprète ; je voulais devenir « un bon interprète ». Dans cet objectif, j’ai été tout d’abord amené à apprendre la langue française. Peu à peu, j’ai découvert que cette étape n’en était qu’une parmi tant d’autres.

Les interprètes sont « tout terrain ». Ayant une langue en commun avec les personnes concernées par la migration et une maîtrise de la langue du pays d’accueil, ils sont appelés à intervenir sur tous les lieux d’accueil[3]Par exemple, à la préfecture, dans les centres d’accueil de demandeurs d’asile, ou auprès de diverses associations.. Parfois, il s’agit d’endroits par lesquels nous sommes déjà passés nous-mêmes, notamment au cours de la procédure de demande d’asile. Dans ce cas, en tant qu’interprète, ce ne sont pas seulement nos compétences linguistiques qui sont mobilisées, mais aussi nos connaissances et nos vécus expérientiels. Cela se traduit par le fait de connaître les émotions, les sentiments, les pensées, les craintes et les objectifs que peuvent éprouver les personnes inscrites dans une telle procédure. Je suis conscient de la difficulté qu’une personne peut rencontrer lorsqu’elle doit raconter (encore une fois) son histoire, qui plus est quand cela doit se faire auprès d’inconnus.

Néanmoins, ces inconnus ont des pouvoirs : celui de nous croire et de nous soutenir, ou non. In fine, ce sont eux qui nous accordent le droit d’être, de vivre et de rester dans le pays. Je connais les craintes et la peur qu’on peut alors être amené à ressentir à ces instants. Je sais aussi qu’il est très important de pouvoir comprendre les enjeux de ces rendez-vous et le déroulement des procédures. Dans ce contexte, avoir ces connaissances est précieux pour réaliser l’interprétariat. Pour traduire un discours, il est nécessaire que la personne dise, parle, s’exprime. Cette expression dépend toujours d’un contexte : elle implique que la personne sache ce qui est attendu d’elle, ce qu’il lui est possible de dire ou non et ce qui sera fait de ses paroles. Pour s’exprimer, il est également nécessaire d’être suffisamment à l’aise avec son histoire, son discours, mais aussi avec ses interlocuteurs, dont l’interprète. Des interrogations peuvent émerger au sujet de l’interprète : va-t-il juger, répéter, déformer ce qui est dit… ?

Pour illustrer mon propos, je vous invite à penser à votre manière de répondre à la question suivante, fréquente et a priori banale : « Comment vas-tu ? » Notre réponse varie de manière considérable selon de nombreux facteurs tels que : le lieu où nous nous trouvons, le moment et la personne qui nous pose la question, –soit ce qu’elle sait déjà de nous, ce qu’elle pourrait penser, ou même ce que nous souhaitons qu’elle pense à notre sujet, mais aussi ce qu’elle pourrait répéter et à qui. Ainsi, nos propos et la manière de nous raconter sont pleinement dépendants du contexte de l’interaction. L’expression de nos pensées et de nos savoirs est influencée par tout un tas d’éléments. Pour l’interprète, il s’agit de savoir les manier afin de pouvoir traduire sans trahir. Au-delà de la traduction, un travail de médiation se met également en place.

L’expérience de médiateur interculturel : quand partager la même langue ne suffit pas pour se comprendre

En 2019, je m’engage alors dans une formation de médiateur interculturel[4]Le diplôme interuniversitaire « Hospitalité, médiation, migration » est porté par l’Inalco et l’université Paris-Descartes.. Ainsi, à la maîtrise de la langue française, à l’expérience de la migration et de la demande d’asile, j’ajoute une attention et une capacité à traduire les éléments culturels susceptibles d’influencer les discours. L’expérience et la rencontre avec de nombreuses cultures m’ont notamment sensibilisé au fait que ces dernières impactent tout autant ce qu’il est possible ou acceptable de dire que la manière de s’exprimer. Par exemple, un silence ou un refus n’a pas la même signification selon la culture. Chaque culture a ses tabous, ses préjugés et ses manières d’interpréter l’autre. Il est donc nécessaire, pour l’interprète-médiateur, de l’expliciter aux deux parties. Ainsi, au-delà des mots, l’interprète-médiateur traduit parfois des attitudes, des craintes, des volontés ou des attentes…

Je donne, aux professionnels ainsi qu’aux personnes qu’ils rencontrent, des clés pour comprendre ce qui se passe dans l’entretien. Il m’est également nécessaire de connaître les différentes professions existantes, une partie de leur fonctionnement et leurs enjeux pour expliquer, informer et rassurer les personnes accompagnées. J’accorde une attention particulière au choix des mots que j’emploie et aux sujets abordés. À titre d’exemple, je sais combien une demande de précisions sur le vécu d’une personne qui a été emprisonnée, ou plus largement sur son parcours, peut provoquer des flash-back chez certaines d’entre elles. Ce symptôme, très fréquent chez les personnes en état de stress post-traumatique, les empêche parfois de trouver les mots pour se raconter.

L’exemple suivant me permettra d’illustrer l’importance de demander des précisions à son interlocuteur. Un jour, j’ai participé en tant qu’interprète-médiateur à un entretien médical durant lequel il a été décidé qu’un monsieur devait être hospitalisé pour des problèmes de santé. Quelques jours plus tard, ce monsieur m’a appelé pour me dire qu’il allait quitter l’hôpital. Sans plonger dans un débat pour le convaincre d’y rester, j’ai cherché toutefois à comprendre quelles étaient les raisons qui le poussaient à partir. Il m’a expliqué que chaque nuit une infirmière ouvrait discrètement la porte de sa chambre, puis repartait. Il ne comprenait pas pourquoi. D’après lui, cela ne pouvait-être qu’un acte mal intentionné : peut-être envisageait-elle de le voler ou de lui faire du mal ? Par conséquent, il ne parvenait pas à dormir et restait sur le qui-vive, vigilant. Dans son pays d’origine, il a appris que pour se protéger du mal, il était nécessaire de mettre un objet en fer à l’entrée de sa porte. Pour cette raison, les personnes accrochaient souvent à leur porte d’entrée un fer à cheval. Ici, il n’en avait pas, il ne pouvait donc pas se protéger des personnes visiblement mal intentionnées qui entraient dans son espace : sa chambre. Fort de ces explications, j’ai pu le renseigner et le rassurer.

Je lui ai expliqué qu’ici, en France, les soignants fonctionnent en équipe et, pour assurer une présence constante, cellesci se relaient. Lorsque la nouvelle équipe arrive dans le service, elle fait le tour des chambres pour s’assurer que tout va bien tout en faisant attention à ne pas réveiller les patients. Alors, les infirmiers ouvrent la porte doucement pour voir si les patients dorment, puis repartent. Ainsi, il a mieux compris ces visites nocturnes récurrentes. Par ailleurs, je l’ai aussi questionné au sujet du fer qui lui assurait protection, important pour lui : « — Il est en quoi ton lit ? — C’est-à-dire ? — Le cadre de ton lit. Il est en bois, en métal ? — Il est en métal. — OK donc il est en fer en fait. — Oui je crois. — Eh bien voilà. Le fer à cheval, c’est juste pour ajouter du fer près de toi, n’est-ce pas ? Tu es donc entouré de fer pour dormir, c’est suffisant. — Tu as raison, j’ai de quoi me protéger en cas de besoin. Merci Aman, je suis rassuré. »

L’expérience d’interprète-médiateur : quand le fait de partager la même langue et culture ne suffit pas pour se comprendre

L’interprétariat m’a aussi conduit à intervenir dans des lieux et des situations qui ne faisaient pas partie de mon histoire personnelle, je n’en avais pas l’expérience. Ce fut notamment le cas lorsque j’ai été amené à intervenir dans des consultations menées par des professionnels de la santé mentale. Un jour, j’ai été convié à intervenir en tant qu’interprète pour un monsieur dans le cadre d’une consultation de psychiatrie. Ce monsieur partageait ma langue, nous avions la même culture d’origine, et pourtant je ne le comprenais pas. Son discours était désorganisé, il ne répondait pas aux questions qui lui étaient posées, il ne comprenait pas ce qu’on lui demandait, répondait toujours à côté, et il m’insultait. Cela me mettait en colère. Je ne comprenais pas. J’interprète sur la base de mon expérience. Peut-être qu’il mentait pour obtenir ou éviter quelque chose ?

En effet, en Érythrée, j’ai déjà vu et entendu des personnes se faire passer pour « folles » afin de ne pas se rendre à l’armée. Ou alors, peut-être qu’il se moquait tout simplement de moi ? Je voulais l’aider, mais lui, il ne jouait pas le jeu. Dérouté par cette expérience, je me suis renseigné et peu à peu j’ai compris qu’il me manquait des clés pour interpréter. D’habitude, dans mon travail, ces clés sont linguistiques et culturelles. Ici, elles étaient théoriques et expérientielles, propres au champ de la santé mentale.

Comment traduire quand la conversation semble n’avoir aucun sens ? Le discours n’est pas seulement l’expression de la personne, il est parfois aussi l’expression du trouble psychique. J’avais alors fait pour la première fois l’expérience de l’expression de ce que les professionnels de santé mentale nomment « un discours délirant » et il m’aurait été bien utile de le savoir. Je n’avais pas compris qu’il souffrait et cela a impacté tout autant ma capacité que ma volonté de traduire. Cela a très probablement impacté mon comportement et notamment ce que mes expressions de visage lui ont transmis, malgré moi. Cette expérience a été déterminante pour la suite de mon parcours. J’ai appris qu’il était nécessaire, dans ces lieux-là notamment, de connaître quelques éléments sur la santé mentale et d’avoir des repères pour être à l’aise dans ces consultations.

J’ai retenu également qu’il était important de ne pas prendre les choses personnellement : ce que j’avais interprété ici comme étant la marque d’un refus de collaboration avec moi, voire d’un mépris ou d’une moquerie, ne me concernait en rien. La colère et l’incompréhension que ces échanges avaient suscitées en moi ont impacté ma posture dans le cadre de l’entretien. De plus, afin de continuer à exercer en tant qu’interprète-médiateur qui vient en aide aux personnes, il était nécessaire que je sois en mesure de percevoir ces ressentis pour les dépasser. Cette expérience m’a ouvert un autre monde de savoirs à déployer, dans lequel je me suis alors engagé.

Avant de poursuivre, notons que les troubles psychiques ne sont pas la seule raison pour laquelle il peut être difficile d’échanger avec les personnes qui partagent ma langue et ma culture. Les manières de se comporter et d’interpréter le monde ne tiennent évidemment pas qu’à notre culture d’origine, elles dépendent aussi parfois de l’âge, du genre, de la classe sociale ou du milieu dans lequel on a grandi, par exemple. Afin de citer un autre exemple, j’ai également été amené à apprendre comment rassurer et échanger avec des femmes dans le cadre de consultations gynécologiques au sein desquelles je ne peux faire fi du fait d’être un homme, ce qui impacte nécessairement leur aisance pour évoquer certains sujets.

L’expérience de médiateur psychosocial

Ce parcours m’a conduit à exercer aujourd’hui en tant que médiateur psychosocial à L’espace.

L’espace, lieu d’accueil, d’échange et d’expression ouvert aux personnes concernées par la migration

Ce lieu d’accueil inconditionnel des personnes concernées par la migration a ouvert en 2020 avec l’objectif de fournir un soutien psychosocial aux personnes qui s’y rendent au travers d’un espace d’écoute, d’échange, d’expression et de partage.

L’équipe est composée de deux médiateurs psychosociaux concernés de différentes manières par la migration, d’une psychologue et d’une coordinatrice. L’accueil est réalisé en six langues (français, anglais, arabe, tigrinya, tigré et amharique) de manière à permettre et à faciliter autant que possible l’expression de tout un chacun. L’espace est ouvert tous les après-midi, en semaine, et propose chaque jour un accueil libre ainsi que des activités (par exemple, des ateliers artistiques, des activités sportives, de la sophrologie ou des groupes de parole).

Une matinée par semaine est dédiée aux femmes uniquement. L’inconditionnalité est notamment permise par des modalités non seulement flexibles, mais aussi minimales : pour venir dans ce lieu, aucune inscription n’est demandée et aucune information n’est à fournir car rien ne pourrait justifier que la personne ne puisse pas être accueillie. Seule sa volonté de venir compte. Les modalités d’usage de L’espace sont elles aussi très flexibles : durant les temps d’ouverture définis, les personnes ont le choix d’aller et venir, de rester pour la durée de leur choix et sans jamais avoir à s’engager à dire, faire, ni à (re)venir.

En ce qui me concerne, j’utilise mes expériences de vie personnelles ou professionnelles au service de cet accueil et du soutien psychosocial que nous proposons dans ce lieu. Chacune de ces expériences m’a appris ce à quoi je dois être attentif dans la rencontre avec les personnes. Je m’attache notamment à ce qu’elles puissent se sentir comprises, soutenues, entourées, en confiance, libres et acceptées telles qu’elles sont. Par ailleurs, je cherche à déstigmatiser la santé mentale en permettant à chacun d’exprimer tout autant ce qui lui est difficile de dire que ce qui lui fait du bien, mais aussi en partageant avec chacun de l’information sur les symptômes, les troubles, les outils (pour gérer son stress ou ses émotions par exemple), les professionnels et les lieux de soin existants. En pratique, lors du premier accueil, je laisse aux personnes le temps de découvrir, d’expérimenter et d’observer L’espace (le lieu, les personnes présentes, l’ambiance et les activités ou les échanges qui sont en train de se dérouler). L’expérience vaut mieux qu’une explication. Ce que je sais par expérience c’est que, de prime abord, je ne sais rien de la personne ni de ce qu’elle souhaite trouver en ce lieu. Il est donc primordial de ne pas projeter d’emblée quoi que ce soit sur ses besoins ou la manière dont elle souhaite être accueillie.

Ensuite, je me présente, non pas en tant que médiateur psychosocial (qui est une profession assez méconnue), mais seulement par mon prénom, et je l’invite à me donner le sien. C’est la seule question qui est systématique. Le reste, je n’ai pas besoin de le savoir tant qu’elle n’a pas envie de le partager. C’est une manière de ne pas me montrer intrusif, de respecter son intimité et de la laisser choisir ce qui, pour elle, fait partie de cette intimité. C’est aussi une manière de la laisser libre d’évoquer ce qui, pour elle, fait partie de son identité. Par exemple, il importe de ne pas préjuger qu’il est nécessaire qu’elle m’indique son pays d’origine car cela pourrait la renvoyer (une fois de plus) à son statut de « migrante ». Si je vois que cela semble nécessaire, je propose aux personnes d’échanger dans une autre langue. Si nous n’avons pas de langue commune, je lui montre l’application mobile que nous utilisons. De cette manière, je lui indique aussi que le fait de ne pas parler la langue française n’est en rien compris comme un problème ou une incapacité en ce lieu. C’est fréquent et nous pouvons nous y adapter.

Afin de présenter L’espace, je commence toujours par indiquer aux personnes les deux seules règles de ce lieu : la confidentialité et la liberté. Tout ce que les personnes me confient dans ce lieu reste confidentiel à moins qu’elles fassent la demande explicite d’un partage des informations communiquées. En ce qui concerne la liberté, j’expose la flexibilité du cadre proposé et leur indique qu’ici toute suggestion peut toujours être refusée. Nous laissons également la possibilité aux personnes d’être force de proposition quant aux activités qu’elles souhaiteraient réaliser ou aux sujets qu’elles aimeraient évoquer.

Face à l’objectif du soutien de la santé mentale et de sa déstigmatisation, je m’appuie principalement sur la force du collectif. Je cherche à proposer un cadre qui permet aux personnes accueillies à L’espace de dialoguer ensemble sur ces questions ; cela permet à chacun d’entendre que d’autres vivent des expériences parfois communes ou différentes des siennes. J’incite régulièrement les personnes à se positionner, à exprimer leur avis, leurs ressentis, leur vision des choses, afin qu’elles puissent faire l’expérience d’une expression qui ne sera à aucun moment jugée ni recadrée. Plus encore, en rebondissant sur leurs propos, et en questionnant les autres personnes présentes sur cette base, je leur permets d’expérimenter la manière dont leur vécu et leurs idées peuvent être utiles à d’autres. Je les convie parfois à nous raconter la manière dont les différents éléments abordés sont compris dans leur propre culture (difficultés vécues, l’aide ou le soutien de la part des professionnels ou de leur entourage personnel, l’éducation).

Par exemple récemment, un après-midi, nous avons échangé collectivement sur les thèmes de la séduction et, plus largement, des relations amoureuses. Cette discussion a laissé place à un grand nombre d’échanges sur les diverses représentations et interprétations –culturelles et personnelles– que chacun peut avoir concernant, par exemple, la différence d’âge dans les couples, les comportements, les regards et les propos qui sont associés à de la séduction. Dans ce sens, je cherche à créer du débat et à favoriser la diversité des points de vue exprimés de manière à ce que chaque personne puisse ouvrir son champ de compréhension et ses interprétations vis-à-vis des situations auxquelles elle est confrontée quotidiennement. Il m’arrive d’ailleurs régulièrement de jouer le rôle du défenseur d’une idée que je ne défends pas personnellement, uniquement dans l’objectif d’œuvrer ensemble à cette ouverture des possibles.

Par ailleurs, je travaille aussi tout particulièrement sur les tabous. Chaque culture possède ses propres tabous. Tout ce qui a trait à la santé mentale en fait régulièrement partie. Les violences, la sexualité ou le rapport au genre, par exemple, sont tout autant de sujets régulièrement évités par un certain nombre de personnes et ce pour différentes raisons. Or, j’ai appris de mes expériences professionnelles combien il peut être nécessaire d’offrir un espace pour évoquer ce que l’on a appris à taire. Parfois, j’aborde frontalement le sujet afin de laisser entendre qu’il est possible d’en parler ensemble. Pour cela, il a tout d’abord été nécessaire que je travaille sur moi-même afin de dépasser mes propres tabous.

Il m’arrive également à certains moments de raconter une histoire (personnelle ou non, fictive ou réelle) permettant de suggérer que certaines situations, certains vécus ou ressentis existent pour d’autres personnes en ce monde et qu’il est acceptable de les vivre comme d’échanger sur ceux-ci. Tous les moyens évoqués précédemment de mise en confiance des personnes sont également voués à permettre à tout un chacun d’oser partager ce qu’il pense et éprouve, dès lors qu’il en ressent le besoin ou l’envie.

Conclusion

J’ai relaté ici une partie de mon parcours en présentant notamment des expériences qui ont fait rupture et m’ont poussé à me dépasser pour progresser, au regard de ma volonté à soutenir les personnes qui partagent l’expérience de la migration. Alors même que mon travail prend racine dans ce que nous pouvons avoir de commun, chacune des rencontres et interventions que je réalise contribue à m’ouvrir plus à la perception des différences de vécus, de parcours et de compréhension. Je perçois mon rôle de médiateur comme celui d’un chef d’orchestre qui joue sans cesse avec la permission d’une expression personnelle, différente des autres, mais qui peut s’accorder dans un ensemble commun.

De toutes mes expériences, je retiens notamment la violence qu’un individu peut éprouver lorsqu’il se sent incompris, quelles qu’en soient les raisons. J’ai appris alors l’importance d’écouter pour comprendre plutôt que pour répondre et je cherche à transposer cela en pratique. Aujourd’hui, je suis fier du chemin que j’ai parcouru et de là où il m’a mené. Je continue d’avancer en regardant parfois mon histoire comme on regarde dans un rétroviseur.

Texte: Aman Mohamad-Said, interprète et médiateur psychosocial à L’espace, lieu d’accueil,
d’expression et d’échange ouvert aux personnes concernées par la migration, chez Orspere-Samdarra | Source: Cahiers de Rhizome, p.90-98, publiés en janvier 2024 : https://orspere-samdarra.com/wp-content/uploads/2024/02/os-cahiers-de-rhizome-88-89.pdf

Notes
Notes
1 L’espace est un lieu d’accueil, d’échange et d’expression des personnes concernées par la migration. Situé à Villeurbanne, à côté de Lyon, il est porté par l’Orspere-Samdarra, et propose un accueil libre et des activités qui ont vocation à soutenir la santé mentale des personnes reçues. Un encadré de cet article présente ce projet en détail.
2 Certains interprètes peuvent parfois modifier le discours des personnes parce qu’ils pensent que cela sera mieux pour elles. Ils décident donc à leur place.
3 Par exemple, à la préfecture, dans les centres d’accueil de demandeurs d’asile, ou auprès de diverses associations.
4 Le diplôme interuniversitaire « Hospitalité, médiation, migration » est porté par l’Inalco et l’université Paris-Descartes.