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Comptoir

Statistiques | Privilégier le taux de protection au taux d’octroi de l’asile

Elodie Feijoo

Dans le cadre de l’activité du Comptoir des médias, il nous arrive souvent d’intervenir auprès des journalistes afin de clarifier la notion de taux de protection. Que ce soit dans les débats politiques ou les médias, il est fréquent d’entendre que les demandeur·euses d’asile n’ont majoritairement pas de motifs d’asile, ou qu’un tiers – seulement – des personnes déposant une demande d’asile reçoit une décision positive en Suisse. Une façon de délégitimer leur présence et de renforcer un préjugé qui a la peau dure, celui d’une «tromperie» quant au besoin de protection. Concrètement, ce tiers de décisions positives correspond au taux d’«octroi de l’asile». Pourtant, si on regarde le «taux de protection» octroyé par la Suisse, également communiqué par les autorités, la proportion double. Comment expliquer cette différence ?

L’argumentaire liant faible taux d’octroi de l’asile et illégitimité à demander la protection de la Suisse est fréquent. Il consiste à considérer à tort que les personnes admises à titre provisoire n’ont pas besoin de protection et devraient être expulsées. Selon la loi, pour se voir accorder l’asile en Suisse, il faut pouvoir prouver des persécutions individuelles basées sur la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social déterminé ou des opinions politiques (art.3 al.1, Loi sur l’asile). Fuir «seulement» une guerre, sans pouvoir justifier de persécutions individuelles basées sur les motifs listés ci-dessus ne permet apriori pas d’obtenir le statut de réfugié, donc une décision d’asile positive en Suisse. Les personnes concernées recevront «seulement» une admission provisoire.

Le faible taux d’octroi de l’asile, argument de prédilection pour durcir l’asile

«Tout le monde sait, et ça ressort du pourcentage de demandes d’asile rejetées, tout le monde sait qu’en réalité on ne parle plus d’asile et on parle plutôt d’abus d’asile. (…) La définition d’admission provisoire, je pense qu’on sera d’accord là-dessus, ce sont des gens qui devraient quitter la Suisse, et qui ne peuvent pas quitter la Suisse».

Jean-Luc Ador, Conseiller national UDC valaisan, lors de l’émission Forum de la RTS Asile : la Suisse sous haute tension? du 13.12.2023

TAUX D’OCTROI/DE RECONNAISSANCE : Nombre de décisions d’asile positives (octroi d’un permis B réfugié) par rapport au total de cas traités.

TAUX DE PROTECTION : Somme des décisions d’octroi de l’asile (permis B réfugié) et des admissions provisoires (permis F), par rapport au total de cas traités.

L’admission provisoire, comptabilisée comme décision négative

En 2022, après examen de leurs motifs d’asile, 81% des Afghan·es ayant déposé une demande d’asile en Suisse ont reçu une admission provisoire, tout comme 38% des Syrien·nes. Les personnes de nationalité turque ont quant à elles reçu l’asile dans 82% des cas (voir détails dans les graphiques ci-dessous). Ces chiffres ont de quoi chambouler l’imaginaire collectif autour de qui reçoit ou non l’asile en Suisse.

Concrètement, l’admission provisoire est octroyée aux personnes ne remplissant pas tous les critères nécessaires à l’octroi de l’asile, mais ayant un besoin de protection avéré [1]La législation européenne quant à elle prévoit une «protection subsidiaire» pour les personnes n’étant pas éligibles au statut de réfugié mais fuyant une guerre ou une situation de … Lire la suite. Il s’agit majoritairement de personnes fuyant une guerre, une situation de violence généralisée, et dont le renvoi violerait les obligations internationales de la Suisse. Techniquement, une décision négative puis une décision de renvoi sont donc rendues, mais celui-ci ne pouvant être exécuté (car inexigible, illicite ou impossible), une admission provisoire est prononcée.

Une simple différence sémantique ?

Jusqu’en 2016, les admissions provisoires étaient exclusivement comptées et présentées par les autorités comme des décisions négatives, et seul le taux d’octroi de l’asile était mentionné. Depuis, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) présente également le taux de protection dans ses bulletins statistiques et communiqués. Loin d’être une simple différence sémantique, celui-ci permet de mieux refléter les motifs de fuite des personnes déposant une demande d’asile. Au niveau des chiffres, le pourcentage passe du simple au double.

Le taux de protection – notion que l’on ne peut qualifier d’avant-gardiste – est encore peu connu. Il est rarement utilisé pour contrer l’argumentaire d’un prétendu nombre élevé de demandes d’asile abusives. N’hésitez pas à y faire référence lors de prises de parole publiques ou de discussions entre ami·es. Au-delà des chiffres, ceci permet de recentrer le débat sur le parcours des personnes en quête de protection, de conscientiser la façon dont les discours publics façonnent nos représentations et de questionner notre imaginaire collectif sur les «réfugié·es».

AnnéeTaux d’octroi de l’asileTaux de protection
201931,2 %59,3 %
202033,3 % 61,8 %
202137,0 %60,7 %
202230,6 %59,0 %
202325,7 %54,4 %
Taux d’octroi de l’asile et taux de protection en Suisse, décisions en première instance. Source des données : SEM

Contrairement aux directives européennes en matière de statistique, la Suisse inclut dans ses décisions négatives les décisions de non-entrée en matière (NEM). Celles-ci ne reflètent pas le besoin de protection des personnes puisque leurs motifs de fuite ne sont pas examinés par les autorités. Ces décisions de NEM indiquent uniquement que la procédure d’asile doit être menée par un autre État. Une opération comptable qui tend à tirer le pourcentage de décisions d’asile positives vers le bas. Lorsque l’on sort les décisions de non-entrée en matière du calcul (31% des décisions), la Suisse reconnaît un besoin de protection dans près de 80% des cas après examen des motifs de fuite pour l’année 2023.

Notes
Notes
1 La législation européenne quant à elle prévoit une «protection subsidiaire» pour les personnes n’étant pas éligibles au statut de réfugié mais fuyant une guerre ou une situation de violence généralisée. Voir à ce sujet le Mémo[ts]: Qu’en est-il des personnes fuyant les guerres et les conflits ?